En salles un bon mois après le premier volet de son diptyque, intitulé Ce qui nous unit, Un petit coin de paradis, de Patrick Wang, débute peu après le vote grâce auquel The Bread Factory a obtenu le maintien des subventions de la municipalité de Checkford. Cette petite ville (fictive) de l’état de New York gravite depuis des décennies autour de ce centre culturel multidisciplinaire animé par Greta et Dorothea, un couple de lesbiennes aux airs de dames patronnesses. Un plaidoyer convaincant et un lobbying efficace leur ont permis de remporter une première manche contre F.E.E.L., un complexe artistique ultramoderne qui, à peine ouvert, lorgnait déjà la précieuse dotation budgétaire. Au risque de choisir trop ostensiblement son camp, la première partie procédait à un état des lieux méthodique mais réjouissant de la gentrification à marche forcée d’un fragile écosystème dont l’équilibre dépendait avant tout du concours de tous ses résidents, sans exception.
« The Oldest Parking Lot in America »
C’est que le cinéma de Wang est délesté de tout a priori de classes ou de générations : enfants, ados et seniors de tous milieux y dialoguent à pied d’égalité avec les adultes dans la moyenne d’âge, chacun ayant voix au chapitre. Dans Ce qui nous unit, un garçonnet de dix ans, Simon, était le projectionniste de la « Fabrique à pain ». Un jeune stagiaire reprend aujourd’hui les rênes de la gazette locale après le départ sans préavis de sa rédactrice-en-chef, Jan. Sandra, une spectatrice attentive de répétitions de théâtre, est interprétée par Martina Arroyo, une soprano octogénaire célébrée pour ses rôles dans les opéras de Verdi. Et une place spéciale revient à Sir Walter, à qui Brian Murray, décédé en août dernier, prête l’éloquence et la répartie qui faisaient sa réputation à Broadway depuis un demi-siècle. Mais si les aînés transmettent volontiers leur sagesse (teintée, le plus souvent, d’espièglerie), les rapports de filiation se nouent généralement en dehors du cadre parental. Max (Zachary Sayle) est en conflit ouvert avec son père, qui s’oppose à ce qu’il reprenne le Checkford Journal, alors que la disparition de Jan apparaît peu à peu comme la condition même de l’émancipation du lycéen. Simultanément, une serveuse sans expérience théâtrale est recrutée à son corps défendant pour jouer Polyxène, fille d’Hécube, demandée en sacrifice par Ulysse dans la tragédie d’Euripide. Teresa se laissera finalement convaincre par Greta et Dorothea, véritables sages-femmes qui, au fil des répétitions, donneront patiemment naissance à une actrice en gestation.
Du diner au théâtre, et du théâtre à la salle de rédaction, les familles affinitaires se recomposent donc au rythme de rencontres favorisées par la contiguïté de lieux mettant à nu la notion même de tissu social. Initialement confiné à la scène, le spectacle envahit bientôt la rue, dans des accès de créativité formelle qui débrident le récit plus linéaire de Ce qui nous unit. Des groupes de touristes armés de perches à selfies et des promoteurs immobiliers se livrent à une comédie musicale autour du rachat d’un parking convoité pour son emplacement stratégique (le motel du coin caresse le projet d’en faire un « patio »). Au restaurant, des clients rivés à leurs smartphones entament des numéros de claquettes qui plongent leurs voisins de table dans l’indifférence, comme si chacun jouait sa partition à huis clos, prisonnier de sa propre cacophonie. Ces embardées satiriques alternent avec des séquences de filage, dans un geste polymorphe qui convoque les expérimentations de Jacques Rivette dans Out 1. Les répétitions d’Hécube, puis la première de la pièce elle-même, forment le siège émotionnel du film, à l’affût de ce moment crucial où un texte antique trouve à s’incarner dans le jeu des comédiens, sans rien omettre de leur prodigieuse abnégation. D’inspiration aussi littéraire, ce cinéma très écrit est pourtant moins élitiste qu’exigeant, pour qui veut renouer avec le plaisir d’une langue morte redevenue vivante, un plaisir qui va de pair avec le réapprentissage de la durée. On saura gré à Wang et à son chef opérateur Frank Barrera d’avoir choisi de poser leur caméra au plus près des acteurs, privilégiant des plans rapprochés qui maintiennent hors-champ tout ce qui, du décor aux accessoires et artifices, pourrait entraver leurs performances.
Voix au chapitre
Le diptyque de Patrick Wang gagne à être vu dans sa continuité, tant la seconde partie éclaire les choix d’écriture et de mise en scène de la première, qui ont pu irriter, en particulier la représentation semble-t-il caricaturale de l’art contemporain. Ce milieu y était raillé sous les traits d’un duo de performers sino-américains, aux tenues Playmobil grotesques, et dont la déclamation robotique ne sortait pas grandie de la comparaison avec la prosodie d’Euripide. Une querelle des anciens et des modernes qui dépasse en vérité le simple manichéisme. D’abord, parce qu’une fois débarrassés de leurs accoutrements, May et Ray — ce sont leurs noms — prendront une dimension que l’on ne leur soupçonnait pas. Ensuite, parce que leurs outrances passées préparaient le spectateur à la folie douce qui s’empare momentanément de ce Petit coin de paradis, toujours sous la menace de devoir fermer ses portes. Au travers de ce microcosme, c’est une certaine idée de l’expérience démocratique qui prend forme, laquelle placerait les arts au cœur de la cité, et rêverait l’Amérique comme projet socialiste, sans renoncer à ce pragmatisme qui caractérise l’exercice du pouvoir politique outre-Atlantique (on en voudra pour preuve les manœuvres de tous bords qui agitent le conseil municipal de Checkford). Dans les utopies raisonnables de Patrick Wang, les résistances finissent toujours par céder, des rapprochements jusque-là impensables s’opèrent, et le perfectionnement moral est à portée de chacun, à condition toutefois que cette quête se fonde dans un geste collectif. Si bien que l’un d’entre eux peut en arriver à demander à sa compagne, sur un ton exaspéré : « Could you be a bit less supportive ? »