C’est un long voyage de plus de quarante ans qu’a effectué le film légendaire de Jacques Rivette pour arriver vers les salles de cinéma et les écrans privés. Après des projections ou des diffusions ponctuelles ayant fini par lui constituer un public de termites trop propice à s’identifier aux personnages secrets et éclatés du film, on peut espérer que la remarquable entreprise de restauration et de diffusion d’Out 1 menée par Carlotta Films mettra au jour son autre face, solaire et joyeusement intempestive.
Voir un film seul ou à plusieurs, dans une salle, un lit ou un salon, avec le silence public ou sous le feu des conversations privées en direct, le morceler ou l’avaler d’une traite, tout cet ensemble différencié des pratiques du spectateur est réengagé de facto par Out 1, ses deux versions (longue et pas si courte : 12h35 et 4h24) et les deux moyens de le voir aujourd’hui (une copie 2K et un coffret Blu-Ray et DVD, agrémenté d’un solide livret). Si, dans la suite directe de L’Amour fou (1969), le film est une fabrique d’expériences tout azimut, il postule aussi un spectateur expérimental : suffisamment personnel pour ne pas rester dans la révérence (le drame des films maudits), suffisamment curieux pour être inventif, suffisamment présent pour ne pas limiter sa propre souplesse. Voir est à réinventer.
Corollaire : voir est à voir mille fois. Si Out 1 : Spectre (la version réduite) a la densité des poèmes hermétiques dont on épuise en vain l’intensité secrète, Out 1 : Noli Me Tangere ressemble à ces gros livres de chevet que l’on n’imagine pas un instant ne jamais relire, ceux dont on se souvient de pages plus que de chapitres, où l’on saute des passages sans honte, revenant en arrière pour parfaire sa lancée, où l’on prend les personnages pour des péripéties, où l’on détricote les mots pour en faire des codes. La beauté des Out 1 tient à cela : le temps qu’on y perd est de celui qu’on gage, et on y revient moins pour se figurer des lectures anciennes que des intensités présentes.
Les histoires du film sont autant de prétextes à l’activité et au jeu. La trame la plus centrale est celle-ci : deux troupes de théâtre avec leur méthode de mise en condition de jeu tentent de monter Les Sept contre Thèbes et Prométhée enchaîné d’Eschyle. Certains de leurs membres semblent appartenir à un groupe secret underground de L’Histoire des Treize de Balzac, un complot vivace ou disparu aux membres dispersés que deux outsiders, Colin (Léaud) et Frédérique (Berto) vont traquer avec leur style propre. Mais cette trame ne vaut que pour tout ce qui s’agrège à elle, plutôt irracontable.
Temps libre
Car ce qui frappe dans la vision des Out 1, c’est l’incroyable présent qui se dégage immédiatement des plans, malgré les références livresques sur lesquelles ils semblent se reposer, et la mélancolie qui enveloppe le film vers sa fin. Il y a de l’air ; la modernité est encore évidente, et le contemporain du film pas encore trop miné par les viscosités du passé. L’époque y participe, bien que l’activité de Mai 68 ait déjà deux ans. Elle garde les corps encore puissamment animés, déterminés à ne pas perdre en mobilité, à jouer des coudes et n’en faire qu’à leur tête. On s’y touche, se caresse ou se frappe, on se parle et on se regarde, on n’a peur de rien et l’on ne s’inclinera (seule loi) devant aucun arrêt.
Dans une formule extraordinaire, Serge Daney disait de Rivette qu’il était : « le générateur qui fournirait l’énergie de secours si l’espace-temps de la vie “normale” venait à se dérégler ou à tomber en panne ». Les Out 1 ont cette vertu roborative de nous plonger dans l’éveil généreux d’une activité sans reste et sans remords. Cela tient d’abord aux acteurs, mais aussi à la souplesse et l’intelligence des mouvements de la caméra (portée), qui prend parfois soudainement son indépendance comme un chat alors qu’elle se confondait en transparence, fait la part belle aux espaces (somptueusement intrigants, dans ces intérieurs qui restent toujours aérés tandis que les extérieurs gardent leurs dépendances secrètes), restitués dans une évidente clarté topographique. Car Rivette (c’est sa filiation classique la plus apparente, langienne) est sans doute le cinéaste le plus soucieux du combiné espace-temps, le plus à même à le rendre tel qu’en lui-même et à prendre du plaisir à le parcourir sans le déformer.
Multiples et dénominateurs
Mais les espaces peuvent basculer les uns dans les autres, les regards diverger : parfois, la caméra part d’un miroir ou y retourne. En effet, si Rivette est l’homme qui, rivé au présent, répugne à couper ses blocs d’espace-temps, il reste gouverné par un rêve souterrain : celui de multiplier tout ce qu’il filme à l’infini. D’où la vertu de ces miroirs songeurs, comme dans ce très beau plan vers la fin de Noli Me Tangere, où Bulle Ogier se contemple reproduite dans des miroirs enchâssés qui agencent autant d’espace-temps possibles. De même, le passé n’est qu’un ajout au présent : « Tu sais, c’est curieux, j’ai l’impression que les marronniers fleurissent pour la deuxième fois cette année. Ça doit être parce que le souvenir du printemps dernier, j’arrive pas à le replacer en arrière » (Elaine – Karen Puig – à Lili – Michèle Moretti).
« Je suis le chiendent au bord de la route, ce n’est pas pour vous faire tomber, mais pour vous retenir un peu afin que nous parlions » : ce proverbe malgache cité par le personnage de Michel Delahaye s’apparente à une profession de foi rivettienne : ralentir le spectateur pour multiplier la durée. Ainsi, le jeu (de cartes) des Treize, que Thomas (Lonsdale) explique à Colin (Léaud) s’avère être aussi une patience. Il s’agit ça et là de multiplier les combinaisons pour multiplier les dires, diviser les cartes (de Paris) pour multiplier les flux, tout reflet engendrant réflexions (humainement ataviques).
S’ajoute enfin une multiplication de la présence : on évoque toujours les absents, il se passe toujours possiblement des choses ailleurs, la périphérie est intranquille (et les personnages de la troupe de Lili de la parcourir à la recherche de Renaud – Alain Libolt). Tourner sans cesse, laisser tourner, ça peut aussi vouloir dire tourner en rond. Lorsque Rivette laisse le champ totalement libre à ces acteurs et une durée à peupler pour l’improvisation, chacun meuble comme il peut, avec son corps, avec ce qui lui vient à dire. Rivette ne pousse jamais sa narration, il n’accélère rien, il se contente de tourner puis de monter, couper abruptement quand il le faut, pour aménager une fugue composite où chacun tient solidement sa marge de liberté. Les événements y gardent donc toute leur densité, la part d’inconnu qui leur est propre. Qu’importe qu’on puisse s’y ennuyer parfois, sentir que ça patine. Il n’y a pas de fausse route si chacun a ses lunes derrières la tête, et que tout le monde répond présent, même à son corps défendant (vertu de l’enregistrement). La « démocratie des personnages » (Biette) est ici poussée à l’extrême, et elle vient directement du cinéma ethnologique, direct, de Jean Rouch. Si Rivette l’évoque par ailleurs en entretien, le personnage de Delahaye le figure et l’explicite dans le film.
Le film ne s’intéresse qu’au travail. Pas celui qu’on impose d’en haut comme nécessité économique ou « réalisation personnelle », mais celui qui se fait malgré soi, qui se cherche localement, entre quelques « singularités quelconques » (Agamben), celui qui a le désir pour seul outil et ne regarde pas à la dépense (un travail qui se paie). D’où les répétitions théâtrales, les essais renouvelés à la recherche des coïncidences et des rencontres. Qu’on ne cherche pas dans les Out 1 une analyse soucieuse des grands ensembles politiques, mais au contraire le rendu très matériel de ce qu’est travailler, à l’amour ou à la création.
De la nuée à la résistance
Dans Out 1, ouvrir et fermer (les flux) remplace débuter et finir. Chaque ouverture est le signe d’un déport possible, chaque voie en engendrant plusieurs. Ouvrir, c’est entrer en activité et se mouvoir : faire, expérimenter, visiter. C’est (se) jouer de tous les possibles. Fermer, c’est fuir, disparaître, renoncer ou s’épuiser. Le jeu – la socialité comme affect – ne tient qu’au désir des participants de faire durer le plaisir. Le film fonctionne comme un accordéon qui s’ouvre et se ferme, et il ne peut se terminer que sur une sortie générale qui est aussi une crise en creux : pour pouvoir clore, il faut que tous les personnages deviennent des disparus (morts, en fuite) ou des individus aux idées arrêtées (au bout de la fatigue, désenchantés). Fondu au noir ou arrêt sur image. N’est vivant que ce qui bouge et qui est capable de sentir ; tout sujet documentaire meurt figé en document.
Out 1 est sans doute une œuvre-cœur, on y retrouve en effet (liste non close) la paranoïa créatrice, le goût de la magie et du surnaturel, de la menace et du jeu, des couples, des solitaires et des groupes, l’interaction du théâtre et de la vie, la recherche mythique, les maisons… et les films ultérieurs de Rivette (et peut-être même, antérieurs !) semblent se déployer comme autant de virtualités propres permises par les découvertes qu’il dissémine. Réalisé au moment exact où l’ouverture pratiquée par 68 est proche de la bascule, le film enregistre un moment non encore voué au deuil et aux craintes de l’avenir. Le Pont du Nord (1981), moins de dix ans plus tard, exposera en trame réduite à deux personnages parcourant une ville grise et vidée (alors que les couleurs d’Out 1 sont si belles), en chantier, la fermeture définitive des années 1980, sur le fond enterré des insurrections d’extrême-gauche.
Nous en sommes là, depuis longtemps, à contempler les radiographies des limitations innombrables qui s’accumulent chez nous et que les (bons) films enregistrent. À voir ces films qui, pour la plupart réfléchissent à partir du deuil, des constatations consciencieuses (entendre : funèbres), chargées d’un passé (du monde et du cinéma) sédimenté et inamovible. Les films aussi ont pris de l’âge. Out 1 arrive justement très bien, téléporté et intact, jean-foutrement jeune et pas innocent, nous déciller un peu. Acceptons donc d’être ses patients : peut-être peut-il nous réapprendre comment inventer les stratagèmes pour échanger, observer, agir et se jouer des attendus. Ne plus être – en somme – de simples spectateurs. L’énergie est un bien public.