Patrick Wang nous a reçus chez lui, dans un petit appartement agréable situé au rez-de-chaussée d’un discret immeuble résidentiel Midtown New York. C’était un peu plus tôt cette année, à la veille du tournage de son deuxième long-métrage, The Grief of Others. Cet homme très doux avait l’air étonné, quoique charmé, par notre demande d’entretien, alors que la sortie de son premier film, In the Family, n’était toujours pas annoncée en France. Réinstallé à New York après un détour par Boston, ce Texan de 38 ans a pris le temps de répondre à nos questions, sans se soucier de savoir si ses réponses seraient un jour publiées. Les voici.
Damien Bonelli : Économiste de métier, diplômé du prestigieux MIT, vous avez aussi une expérience théâtrale. Comment avez-vous opéré votre transition vers le cinéma ?
Patrick Wang : Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre complètement à cette question. Ce qui est sûr, c’est que l’événement déterminant a été la maladie soudaine de mon père, qui a pris toute ma famille de court. Chacun d’entre nous s’est alors demandé ce qu’il voulait vraiment faire de sa vie, je veux dire, de significatif. J’avais déjà écrit le scénario d’In the Family et, au cours de la décennie écoulée, je m’étais de plus en plus investi à la télévision et au théâtre. J’ai pensé que c’était le moment ou jamais de franchir le pas. Dans un premier temps, j’ai pensé à le vendre, pour que quelqu’un d’autre en tire un film. Mais le premier scénario que j’avais écrit n’a jamais trouvé preneur. Celui-ci parlait de la paternité et de thématiques qui me tenaient à cœur depuis longtemps et je me suis dit qu’il fallait que je le fasse. Mon père est mort quelques semaines après la fin du tournage d’In the Family.
J’étais en fac à Boston quand j’ai découvert le théâtre. D’abord en tant que spectateur, puis j’ai rencontré des gens de ce milieu et, progressivement, je me suis retrouvé sur scène, avant de lancer une petite troupe avec mon compagnon de l’époque. Nous étions particulièrement attentifs à ce qui se faisait autour de nous et un certain nombre de choses nous a rapidement semblé problématiques, comme le fait que nous nous retrouvions constamment face aux mêmes personnes et à un répertoire très prévisible reconduit de saison en saison. Aussi avons-nous choisi d’aller à contre-courant de cette tendance, en choisissant des œuvres inhabituelles et en donnant leur chance à de nouveaux acteurs. Diriger une troupe m’a appris à mettre en scène, à être acteur, à relever l’ensemble des défis qui se posent sur les plans des décors et de la logistique, en passant par la planification et la communication autour d’un projet. Cela a été une formidable école et assez rapidement, j’ai multiplié les allers retours entre théâtre, télévision et cinéma.
Qu’avez-vous fait à la télévision ?
J’étais acteur, réalisateur, producteur puis scénariste. J’ai commencé par jouer dans un soap-opera, One Life to Live [qui dure depuis 43 ans, NDLR]. C’était très intéressant, parce que c’était la première fois que je me retrouvais sur un plateau avec plusieurs caméras. Tu dois apprendre tes répliques très rapidement, t’adapter ; c’est une excellente formation, tout à fait complémentaire de ce que je faisais au théâtre. Et puis, lorsque je suis arrivé à New York, ça m’a aidé à payer les factures.
Comment vous-êtes-vous familiarisé avec les exigences propres à la réalisation ?
En partie sur les tournages lorsque j’étais acteur. Mais à New York, les écoles de cinéma recrutent aussi des acteurs pour leurs cours, durant lesquels j’ai beaucoup appris, en bénéficiant en quelque sorte d’une éducation gratuite. Et puis, soyons honnêtes, ce n’est pas non plus sorcier (rires). Je suis convaincu qu’en regardant un film mis en scène avec intelligence et créativité, on apprend davantage qu’en allant à l’université étudier la mise en scène. Je suis également très reconnaissant à mon directeur de la photographie pour son aide ; notre relation me rappelle un peu celle que Gregg Toland avait nouée avec Orson Welles : il était constamment à l’écoute de ce que Welles voulait et s’efforçait de trouver un moyen d’y donner forme. En bon professionnel, Frank [Barrera, NDLR] me disait quelle était la façon consacrée de faire les choses. Tu regardes n’importe quel film, une série télé, tu vois tout de suite les conventions, ça s’apprend très vite. Fort heureusement, il comprenait qu’il n’y avait aucun intérêt à s’aligner sur les conventions existantes, mais qu’au contraire il fallait systématiquement trouver l’angle le plus pertinent, celui qui offre le plus d’informations au spectateur. J’ai souvent été surpris.
Vous avez une approche compositionnelle très marquée de la mise en scène, mais qui reste toujours au service de la narration. Comment avez-vous développé cette façon de tirer le meilleur parti d’un espace pour le récit ?
J’ai subi l’influence des chefs décorateurs avec lesquels je travaillais lorsque je faisais du théâtre. On m’a appris de manière très concrète à regarder et à organiser un espace donné. S’y mêle un certain goût pour l’expérimentation. J’observe, j’imagine et j’essaie d’évaluer l’impact qu’une composition spécifique peut avoir sur la scène que l’on est en train de tourner. La manière dont l’information te parvient détermine son importance, comme d’ailleurs ce qui est laissé hors champ.
Quels sont les cinéastes qui vous ont influencé ?
J’adore Cassavetes, Bergman et Tony Richardson.
Trois cinéastes étroitement liés au monde du théâtre.
C’est leur dénominateur commun, oui. J’aime les œuvres qui mettent en valeur les personnages et les interprétations, qui donnent aux acteurs les moyens d’optimiser leur performance. En cela, avoir une expérience dans le théâtre est un atout. Personne ne peut toutefois accuser ces cinéastes d’être prisonniers de leur background en ce domaine. Ils ont en commun des valeurs issues du théâtre, mais les moyens cinématographiques par lesquels ils s’expriment sont tout à fait originaux et inventifs.
Vous avez été comparé à Edward Yang, dont vous avez découvert le travail après coup.
Oui, son nom a été mentionné à plusieurs reprises par la presse et je me suis dit qu’il fallait que je me penche dessus. Ses films sont assez magnifiques, en particulier A Brighter Summer Day, comme ceux de Hou Hsiao Hsien, que j’ai également découverts par la suite… Après avoir parlé à plusieurs cinéastes, un critique me disait s’être rendu compte que leur réalisateur préféré était aux antipodes de celui auquel il s’attendait. Sans doute parce qu’ils ne cherchent pas de reflet d’eux-mêmes chez les autres, mais plutôt un moyen de dépasser leur propre vision. Tu n’apprends rien de littéral chez un cinéaste que tu admires, ce que tu en retires, c’est plutôt une joie, une inventivité et de la beauté. C’est ce que je ressens par exemple chez Jacques Tati. Vous parliez de composition : personne, je crois, ne pourra jamais m’accuser de faire un film à la manière de Tati, mais je peux dire que j’ai énormément appris de lui.
Comment avez-vous réussi à monter un premier long-métrage de presque trois heures ?
J’ai tout financé de A à Z, cela m’a coûté un demi-million de dollars. Je suis sur le point de débuter le tournage de mon deuxième long-métrage, qui coûtera un peu moins cher, mais c’est encore moi qui vais le financer en grande partie. Je pense que je ne serais pas en mesure de le faire une troisième fois (rires). Mais bon, qui sait ce qu’il peut arriver ? Pour revenir à votre première question, il existe deux manières de procéder : tu peux essayer de trouver des producteurs et attendre leur feu vert, mais sincèrement, je n’ai jamais compris comment les choses se faisaient ainsi. En tout cas, ça marche sans doute pour certains projets, mais pas pour les miens. Je suis assez impatient de nature et très inquiet aussi de savoir combien de temps je suis capable de porter un film en moi, c’est la raison pour laquelle j’ai besoin de le faire tout de suite. Je ne sais jamais combien de temps l’inspiration sera au rendez-vous, rien n’est jamais acquis pour moi.
Je m’apprête à porter à l’écran un roman de Leah Hager Cohen, une écrivaine contemporaine. Il sera entièrement tourné à Nyack, une jolie ville typique de la vallée de l’Hudson, où elle a vécu toute sa vie et où le récit se déroule. The Grief of Others est l’histoire d’un couple qui perd un nouveau-né 57 heures à peine après l’accouchement et lutte pour surmonter ce drame et maintenir la cohésion de leur vie de couple et de famille. Quoiqu’assez différent du précédent, ce film sera également marqué par un deuil. Mais lorsque j’ai lu le livre, c’était au moment de la sortie d’In the Family et je me souviens d’avoir été frappé par les similitudes dans le choix des mots utilisés par les critiques pour recenser à la fois ce roman et mon propre film. Un de mes chefs décorateurs me disait tout récemment avoir été agréablement surpris de constater à quel point la direction serait différente. Les partis-pris stylistiques d’In the Family étaient très affirmés, mais entièrement dictés par les exigences de sa narration. De tels choix se présentent d’eux-mêmes et s’imposent à mon imagination au fur et à mesure que le projet se développe, comme les défis à relever.
Pourquoi avoir décidé de jouer le rôle principal d’In the Family ?
Je n’étais pas particulièrement excité par cette perspective. Les quelques personnes de confiance auxquelles j’avais remis le scénario avaient pour consigne de ne surtout pas m’imaginer dans ce rôle. Être l’acteur principal d’un premier film dont j’étais aussi le metteur en scène, le scénariste et l’un des producteurs, c’était un peu courir à la catastrophe, non ? (rires) Surtout si l’on tient compte du fait que le nombre de scènes dans lesquelles le personnage de Joey n’est pas présent se compte sur les doigts d’une main. Il m’a fallu du temps pour me faire à une telle idée, et toute la persuasion de mon coproducteur pour que j’envisage sérieusement cette option.
Le portrait que vous faites du sud des États-Unis est-il conforme à la réalité ou est-ce une vision idéalisée de votre part ? La bigoterie et le rejet n’y ont pas leur place, l’homosexualité y semble acceptée et les interactions sociales entre minorités ethniques y sont monnaie courante.
C’est une caractéristique du Sud moderne, du Sud contemporain, que je vois trop rarement au cinéma. Vous savez, j’ai davantage souffert de l’homophobie à New York qu’au Texas, d’où je viens. Tout cela me rappelle les clivages entre États bleus et rouges [démocrates et républicains, NDR]. En vérité, si tu vas chez des gens, dans leur salon, combien de fois cela arrive-t-il aux membres d’une famille d’être d’accord ? Il existe une multiplicité d’opinions partout, marquées à des degrés divers, et sous des formes qui peuvent être changée pour le meilleur, j’espère. Cela fait plusieurs générations que les Asiatiques sont présents dans le sud des États-Unis, où les couples gays sont eux-mêmes investis dans leurs communautés respectives. Les gens ont fini par les accepter. À mon avis, la raison pour laquelle le Sud est représenté parfois de manière caricaturale tient à une forme de simplification morale. On a besoin de simplifier des choses qui sont éminemment complexes et nuancées et le Sud s’en trouve réduit à des stéréotypes rassurants pour tous ceux qui s’abritent derrière leur condescendance.
J’ai toujours aimé les habitants du Tennessee. J’ai grandi au Texas, mais c’était un lieu trop familier pour que j’y plante le décor de mon film. Il me fallait un endroit à la fois nouveau et familier. Au Tennessee, où le public a répondu présent, il m’a été reproché de ne pas l’avoir tourné sur place. Mais pour un premier long-métrage, j’avais besoin de mon écosystème habituel, du soutien de mes amis et collègues, et c’est la raison pour laquelle j’ai finalement choisi de le tourner à Yonkers [banlieue nord de New York, NDR].
Pour moi, les choses sont très simples. Quand je tourne, je m’imagine comme un spectateur potentiel, en tenant pour acquis que je ne suis ni plus intelligent ni plus bête que les autres. Mon parcours personnel, la somme de mes expériences, ne m’ont donné aucun atout supplémentaire sur mon public. Le plus important pour moi, ce n’est pas d’être fidèle à ce que je suis, mais au contraire de me laisser guider par ma curiosité. D’une certaine manière, c’est l’exact inverse de notre identité, de cette accumulation de moments qui façonne nos idiosyncrasies, il y a une envie de découvrir quelque chose.
Oui, In the Family se singularise par une absence de préjugés vis-à-vis des personnages ou des situations. Vous privilégiez le pouvoir d’observation du cinéma aux commentaires politiques qui pourraient aller de pair avec un tel sujet.
Je ne peux pas intervenir sur les personnages et les contraindre à être autre chose que ce qu’ils sont ou devraient être. Je peux seulement observer leurs comportements suite à un événement, qui les surprendra et eux-mêmes nous surprendront en retour.
Les tables sont des objets récurrents dans votre film. La plupart des personnages s’y retrouvent à des moments déterminants du récit.
La présence et l’importance des tables ne me sont apparues qu’après coup. Ce n’était pas un choix délibéré de ma part. Si mes angles de prise de vue sont régulièrement assez bas, c’est parce que souvent, il y avait un enfant dans le plan, et il me semble que nous devions nous mettre à sa hauteur. Dès lors, s’asseoir à une table semblait naturel, car c’est aussi à table que beaucoup de choses se disent ou sont décidées dans la vie.
En revanche, montrer mon personnage de dos était une décision clairement assumée. Joey est un Américain d’origine asiatique qui parle avec un accent du Sud et seule une minorité de spectateurs est habituée à cela. Je ne voulais pas que les autres soient distraits par ce détail, il fallait leur donner le temps de l’intégrer. D’autre part, Joey est presque constamment présent à l’écran. Pour un certain nombre d’entre eux, les personnages secondaires ne sont là que le temps d’une scène et je voulais leur laisser un maximum de champ. Comme le fait de filmer Joey de face n’apportait rien de plus aux scènes concernées, sa voix suffisait pour ancrer sa présence dans le plan. L’ambiguïté, la complexité, sont souvent du côté des autres personnages dans ces moments-là, Joey est au fond quelqu’un de très direct.
Comme pendant la scène à l’hôpital, par exemple ?
Je préfère de loin poser les fondations d’une scène et laisser le spectateur compléter, s’y projeter, à l’inverse de la tendance actuelle, où tout est surligné, à commencer par les émotions que nous sommes censés ressentir. Si j’avais cadré le visage de Joey au moment précis de l’annonce du décès de Cody, cela aurait été sa perte et exclusivement la sienne. Tandis qu’en le montrant de dos, à distance, avec seulement le passage des voitures dans la rue, cette disparition devient aussi la nôtre.
De manière plus générale, j’étais excité par les possibilités compositionnelles offertes par le fait de filmer Joey de dos : ses cheveux noirs ouvraient un espace béant autour duquel agencer les scènes et il était plus facile de reporter son attention sur ce qui se passe autour de lui. C’est un choix que tu retrouves aussi dans la chanson que l’on entend lorsque Joey et Chip sont de retour de l’enterrement. Initialement, le premier instinct d’Andy Wagner, qui l’a écrite, c’était de choisir un accompagnement magnifique. Mais je me suis dit : c’est un décès, un deuil, on devrait ressentir le vide laissé par l’absence de Cody. Un chant a capella suffisait. C’est à celui qui regarde, ou plutôt écoute, de « colorier » comme bon lui semble. L’écran est noir, on ne se rend compte que progressivement que nous sommes en voiture, cela faisait une transition vers la seconde partie du récit.
Joey est quelqu’un d’éminemment positif. Il n’en reste pas moins parfaitement crédible. Était-ce important pour vous de montrer qu’un personnage aussi bienveillant puisse avoir la même complexité qu’un autre plus ambigu ?
Merci de me poser cette question. Dans l’art dramatique, c’est amusant, mais il faut à tout prix mettre en avant les aspects les plus sombres de la personnalité humaine, comme si c’était indispensable pour rendre les choses intéressantes et complexes, donc légitimes. Cette tendance s’affirme au mépris de tout contexte, le contenu est juste intrinsèquement sombre, c’est une garantie de « sérieux ». Personnellement, je ne pense pas que cela soit forcément intéressant. Parfois, ça peut l’être, quand cette part maudite illumine en quelque sorte les personnages. Mais enfin, si on regarde comment vous menez votre vie, et comment je mène la mienne, nous avons des héros, des modèles, et ces personnes passent rarement leur temps à contempler leurs propres ténèbres, à s’y complaire. Je puise mon inspiration dans des choses positives qui sont loin d’être simples. Certains individus ont la capacité de nous aider à mettre de l’ordre dans nos vies, à les réexaminer et je pense que c’est « dramatique », au sens propre du terme. Je pense que cela existe chez tous les types de personnages, y compris ceux qui sont foncièrement bons, sans que cela en fasse des saints pour autant. Joey n’est pas un saint.
Finalement, le hors-champ reste le plus sûr moyen d’éviter tout sentimentalisme au profit d’une véritable émotion, comme par exemple le fait de ne montrer ni l’accident ni l’enterrement.
Il y a une autre raison. Quand quelque chose d’évènementiel nous arrive, nous sommes généralement passifs. The world is operating, not us. Nous sommes affectés par les milliers de décisions que nous prenons dans l’après-coup, ce sont elles qui façonnent nos vies. Nul doute que la mort de Cody est cruciale, mais c’est tout ce qui se passe après qui compte vraiment. Pour le dernier plan, je ne voyais pas la nécessité de faire un gros plan sur Joey et Chip qui se retrouvent. Leur réunion, c’est un autre film qui commence ; celui-ci est terminé.