À la recherche de Mister Goodbar fait le portrait d’une génération qui, non contente de se libérer de la tutelle moralisatrice de ses parents, tombe dans les bras de la consommation de masse. Sans gêne et à corps perdus, elle entre dans un conformisme nouveau : celui du désir trop assouvi, trop rapidement satisfait. Richard Brooks développe, sans moralisme aucun, l’idée d’une société qui, déchirant ses voiles et obstruant tout horizon d’attente, sombrera irrémédiablement dans la violence. Du travail de contextualisation à l’esthétisation de l’abîme progressive qui attire ses personnages, le réalisateur américain prouva en 1977 que ses 65 ans ne brouillaient ni l’ambition d’un cinéma ancré dans son époque, ni son acuité sociale.
Adaptation d’un roman et d’un fait divers, À la recherche de Mister Goodbar n’est pas le meilleur représentant du cinéma social ou, plutôt, du cinéma de société des années 1970 aux États-Unis. Il pâtit aujourd’hui d’un parasitage musical un peu vieilli ‑dont la ferveur disco le place cependant, et parfaitement, dans la deuxième moitié de la décennie 1970‑, et d’un systématisme dans la représentation de l’obsession, notamment par la succession de scènes d’ambiance plus ou moins répétitives, que ne renieraient pas de nos jours certains réalisateurs fanatiques des genres clipesques. Mais ce qu’a perdu Richard Brooks en onirisme, il le gagne dans le portrait d’une génération coincée entre les aspirations de la fin des années 1960 et son éducation, et celles d’une société pétrie de contradictions, libérée mais tout aussi frustrée que celle de ses aînés. Car le nœud gordien du film est bien là : comment être libre sans être marginal ? C’est le dilemme de la bien nommée Theresa, petite fille d’Américains moyens, marquée aux fers rouges par une polio qui l’a paralysée petite. Elle panse tout d’abord ses plaies en atténuant celle d’autres petits enfants sourds. Mais la jeune enseignante, interprétée par Diane Keaton, revendique un certain individualisme, une soif d’absolu, notamment sexuel, tempéré par le choix de son modèle, puis de son contre-modèle. Theresa ne fonctionnera que par chocs, de plus en plus violents.
Tombant d’abord dans le cliché œdipien, elle s’amourache de son prof de fac qui, évidemment, ne quittera jamais sa femme. De l’amour, elle ne retient que la frustration d’un désir normatif et inassouvi du couple ; du sexe, elle retient en revanche le plaisir de la consommation immédiate (et expédiée). Tout, tout de suite. Son passage à l’âge adulte est alors assuré par le rejet de cet homme un peu plus vieux qu’elle, un peu plus jeune que ses parents, parfait pivot entre les deux générations, et de ce qu’il représente : le désir d’enfant, la famille, l’union. Son nouveau modèle, ultime paradoxe, sera dès lors familial : elle envie celle qui est partie, celle qui voyage, celle qui use et abuse de son corps sans modération. Mais Theresa ne comprend pas que cette grande sœur qui semble si aérienne et si libre n’est en fait que le reliquat d’une libération avortée, dans tous les sens du terme. En perdant l’angoisse de ne pas être aimée, elle oublie également celle d’être réifiée. S’ensuit une longue errance de Theresa au pays de la nuit, des boîtes plus ou moins louches, des hommes dont elle ne voit pas la violence. Le danger l’excite, mais elle n’en décèle pas les soubresauts et les impératifs. La défaite de l’individualisme, c’est l’inconscience d’un monde qui n’a pas évolué si rapidement. Brooks n’est pas le seul à avoir fait ce constat : Diane Keaton est en quelque sorte la version féminine d’un Pacino longtemps fer de lance de cette lost generation.
Entre deux eaux, entre deux époques, Theresa a choisi son camp trop brutalement : ce déséquilibre, ce flou social est parfaitement dilué par Richard Brooks dès les premières images d’un générique dont les photos en noir et blanc jouxtent les premières notes de disco. Quelques touches éparses, une chanson, un discours de Carter, une référence appuyée au Parrain, plongent les personnages dans le contexte particulier d’une société qui, malgré son évolution réformiste, ne s’est pas encore remise des tortures physiques, de guerres lasses en avortements clandestins, qui en sont les centres. Son monde est celui du harcèlement permanent : des rames de métro bondées aux enseignes lumineuses des bordels en passant par quelques scènes de douce orgie ‑dans la même veine, en moins glauque, que Cruising (La Chasse), de W. Friedkin‑, Theresa ne prend jamais conscience de l’oppression permanente qu’elle subit. Si elle fuit ses grenouilles de bénitier de parents, elle troque une soumission culturelle pour une autre : elle découvre le plaisir par la médiation du regard, surprenant une soirée effeuillée chez des amis de sa sœur ; elle reproduit en fait un autre système de reflets, de non-vérité permanente : la télévision, allumée toute la journée chez ses géniteurs, est remplacée par le téléphone. Sans ami, elle ne rencontre des hommes de passage dans des bars dont la fumée et le volume sonore empêche tout contact humain. La séduction n’est que préparation vestimentaire et numéros actoriels : Tony, l’une de ses conquêtes incarnée par le très jeune Richard Gere, joue les durs ; elle joue les excessives. Mais, à trop verser dans l’excès tout en conservant une peur de la punition, Theresa trouvera logiquement sa déchéance dans le même excès.