«… mais dès qu’ils voient un homme libre, ça leur fout la trouille. » George Hanson, dans Easy Rider, résume ainsi le paradoxe de la société en mutation de 1969, année de sortie du film de Dennis Hopper. La même année, George Roy Hill sort Butch Cassidy and the Sundance Kid, alors que le western mute aux États-Unis. Peckinpah l’aborde la rage au ventre, Arthur Penn avec dérision, l’année suivante, avec Little Big Man. George Roy Hill, qui a encore à réaliser Abattoir 5 et L’Arnaque, met son grain de sel dans la mythologie américaine avec une tendresse, une subtilité et une mélancolie dont la bienveillance n’est qu’apparente.
« Mon vieux, je suis un visionnaire, et le reste du monde porte des culs-de-bouteille. »
Son grain de sel – certes, mais la réussite de l’étrange objet filmique qu’est Butch Cassidy and the Sundance Kid tient aussi, et surtout, à la qualité du scénario écrit par William Goldman. Le scénariste phénomène est alors dans sa période la plus faste, celle des Hommes du président, d’Un pont trop loin, de Marathon Man. À la grandiose sévérité de ces scripts, celui de Butch Cassidy and the Sundance Kid – qui le consacrera d’ailleurs aux yeux de la profession, selon ses propres termes dans The Princess Bride – oppose une humanité étonnante, réjouie et onirique.
Butch Cassidy and the Sundance Kid appartient pleinement à cette école narrative. S’attachant aux pas des deux leaders du gang de Hole-in-the-Wall – la même année, Sam Peckinpah réalise La Horde sauvage, gang de l’Ouest antérieur à celui de Butch Cassidy mais dont le nom était partagé par les deux groupes – Butch Cassidy and the Sundance Kid n’a que peu de prétentions historiques, non plus que le film de Peckinpah. Mais là où le réalisateur de Pat Garrett et Billy The Kid réalise un film d’une sauvagerie étouffante, qui lui vaudra d’ailleurs la gloire internationale, George Roy Hill atteint lui aussi le panthéon du cinéma avec un récit enchanté, qui tient avant tout de la fable. Paul Newman et Robert Redford, respectivement Butch Cassidy et Sundance Kid, transposent à l’écran l’entente remarquable qui les lia à partir de ce film, formant un couple de desperados tenant bien plus du Robin des Bois / Petit Jean fantasmé par la légende que de véritables bandits meurtriers. Généralement soutenus par la population, ils sont dépeints comme deux bons vivants, à la jouissance enfantine du monde. Magnifiés par le scénario de William Goldman comme par les exigences d’un cinéma héroïsé et volontairement irréaliste, hyperbolique, Cassidy et Sundance vivent une existence qui n’est qu’une succession de situations mythiques, de répliques somptueuses, de conflits résolus par des moyens grandioses, doucement improbable et merveilleux.
Car il s’agit avant tout de continuer la grande tradition du western, l’héroïsation du mouvement vers l’Ouest qui a créé les États-Unis, la cause qui a sous-tendu l’un des genres-rois des années 1950, alors au creux de sa vague, repris qu’il était par les continuateurs jouisseurs du western spaghetti, ou poussé à ses extrémités par Sam Peckinpah. George Roy Hill et William Goldman choisissent de recréer du mythe, mais du mythe-cinéma, avec un sens magnifique du « culte », qui fait de Butch Cassidy and the Sundance Kid un film dont chaque réplique, chaque séquence s’est depuis inscrite dans la légende. La musique du film devait, à l’origine, être interprétée par Bob Dylan. Quelques années plus tard, dans Pat Garrett et Billy The Kid, Peckinpah offre à la fois un rôle et la composition des chansons du film au musicien – pour un résultat des plus littéraux, la voix de Dylan ne servant qu’à ré-expliquer presque moment par moment les étapes de la chasse de Billy The Kid par son ancien compère. Pour Butch Cassidy and the Sundance Kid, en revanche, Burt Bacharach, au style, au public bien plus éloigné de l’univers du film, livre avec « Raindrop keep falling on my head » un classique instantané à l’esprit très Broadway, pleinement en accord avec l’esprit de la scène qu’il illustre – Butch Cassidy et Etta Place découvrant la bicyclette –, sinon avec sa lettre. Tout est à l’avenant dans Butch Cassidy and the Sundance Kid, une combinaison savante de connaissance des mécanismes narratifs du genre épique / western, un sens de l’écriture burlesque et bienveillant, et un véritable amour d’un genre que le film continue, à sa manière iconoclaste… et ambiguë.
« Merci pour votre hospitalité, mais il faut qu’on y aille. »
Alors que débute Butch Cassidy and the Sundance Kid, le récit est déjà profondément avancé : on le comprend très vite dans les interactions entre les deux protagonistes et leurs interlocuteurs. Leurs actions, leurs qualités sont connues. Cassidy et Sundance sont déjà des légendes, et le film débute sur un prologue en fac-similé d’images d’archives, sépia, présentées comme sur un écran vu de biais – nous sommes véritablement ici dans la stylisation cinématographique de l’histoire, dans le récit distancié, et non dans l’évocation historique. La première séquence conserve la couleur sépia, et ne filme jamais que les visages de Cassidy et de Sundance, sans que leurs noms n’aient été mentionnés. Après une scène où Butch Cassidy visite une banque, devenue trop sécurisée à son goût, George Roy Hill confronte le Sundance Kid à un joueur de cartes qui l’accuse de tricher. Pendant tout ce temps, les interlocuteurs sont entrevus, inexistants, même lorsqu’ils sont les principaux actants. L’imprudent joueur qui accuse Sundance de tricherie monopolise ainsi le dialogue, mais la caméra ne quitte jamais Sundance, alors que son opposant est pourtant au premier plan, encadrant, en flou, toute l’image. Il suffira pourtant que Cassidy appelle Sundance par son nom pour qu’instantanément, le réalisateur cadre son interlocuteur, un homme au visage soudain très inquiet d’avoir provoqué le plus redoutable tireur de la région – mais pour le réalisateur, le propos est clair : n’importent que ses deux personnages légendaires, tous les autres n’existant que par rapport à eux.
Sundance et Cassidy, comme le spectateur, vivent donc avec une idée préconçue de leur légende, dont d’ailleurs ils s’amusent comme deux gosses, jusqu’à ce qu’arrive l’inconcevable : la poursuite menée par des représentants de la loi – la loi du capital, non la loi du peuple, d’ailleurs – qui se révèlent non seulement intouchés par la légende des deux bandits, mais également leurs égaux, voire leurs supérieurs. Dans le genre western, un nom signifie tout – Sergio Leone et Tonino Valerii s’en amuseront d’ailleurs quelques années plus tard dans un Mon nom est Personne plus fin qu’il n’y paraît – et la crainte, la subversion du monde rêvé et candide de Cassidy et Sundance survient lorsque leur nom n’est plus respecté, que de prédateurs ils deviennent proie, et ce, sans savoir le nom de leurs poursuivants. Lors de la poursuite qui constitue le centre du film, le leitmotiv revient d’ailleurs toujours : « Mais qui sont ces types ?», une réplique traitée sur le mode de la comédie de répétition, qui désamorce rapidement toute forme d’inquiétude, mais qui demeure particulièrement importante – ce que craignent les deux hors-la-loi, c’est avant tout l’inconnu, ce qui les place hors de leur monde habituel, ce qui les expulse hors de la légende qu’ils ont construite, dont ils savent qu’elle fait partie de l’identité de l’Ouest. Une légende que s’est chargé de continuer le cinéma.
Pour illustrer l’âge d’or de ses deux personnages, George Roy Hill et son directeur de la photographie Conrad Hall construisent une image étonnante, mordorée, presque ouatée. Le flou est de mise, et tout le temps que dure la félicité de Cassidy et Sundance – c’est-à-dire à la fois avant que ne s’amorce la poursuite, mais également lorsqu’ils reprennent du service en Bolivie –, le film privilégie des plans rapprochés, au détriment des plans larges, qui eussent mis l’emphase sur l’espace. Mais encore une fois, pour les deux compères, la légende de l’Ouest passe avant tout par leurs propres actions, leur élégance et leur candeur. Les paysages grandioses, la beauté du pays à conquérir n’apparaît que lorsque débute la poursuite. À ce moment, George Roy Hill ouvre son espace, laisse envahir l’image par les paysages somptueux que traversent les malfrats et leurs poursuivants. C’est également le moment où le film rejoint le plus le réel, où ses héros idéalisés par eux-mêmes sont confrontés à l’angoisse, au doute. Le western, pour George Roy Hill, est un genre égocentrique, un mythe construit autour de l’individu conquérant, au détriment de son environnement, des conséquences de ses actes – un mythe certes joyeux, candide, mais irresponsable, et finalement insignifiant dans son univers.
« Le monde est à vous, satanées bicyclettes !»
Car le monde de 1969 n’est certainement plus celui des années 1950. 1969, c’est l’année de Woodstock, des protestations contre l’engagement américain au Vietnam. Cassidy et Sundance demeurent, tout au long du film, épris de liberté, d’une liberté sans entraves, sans conséquences, sans responsabilités. Ces personnages créés de toutes pièces sont éminemment sympathiques, et emportent l’adhésion à la fois parce que leur comportement est joyeusement irresponsable, et parce qu’ils sont l’expression extrême des topos du héros de western de la génération précédente. George Roy Hill et William Goldman, à travers Butch Cassidy and the Sundance Kid, semblent vouloir opposer, dos à dos, la génération contemporaine et la précédente, en soulignant que les uns comme les autres, pour tout l’altruisme dont certains voudraient se targuer, se nourrissent d’une mythologie du nombrilisme, d’un imaginaire dont les fondations se trouvent dans un individualisme irresponsable.
Pour autant, le scénariste et le réalisateur semblent faire preuve d’une certaine mansuétude à l’égard de la jeunesse de Woodstock. Le vrai drame de Butch Cassidy et du Sundance Kid, c’est avant tout qu’ils sont devenus des figures obsolètes. Le monde a changé, et même si leurs contemporains ne cessent de leur répéter qu’ils sont des individus décents, tous ont à la bouche le même leitmotiv : malheur à ceux qui ne changent pas avec les temps. En 1973, Sam Peckinpah réalise avec Pat Garrett et Billy The Kid sa variation sur le même thème : chez lui, l’intérêt, l’individualisme sans honneur remplace la soif de liberté, et tous, traître acheté comme hors-la-loi libertaire, finissent par mordre la poussière, sans gloire, sans héroïsme et sans honneur. Cassidy et Sundance échappent à cette déchéance, mais on en vient à se demander s’ils ne courtisent pas la folie. Au moment de sortir, blessés, à deux contre des dizaines de tireurs, Butch Cassidy s’inquiète : Sundance a‑t-il vu, parmi leurs assaillants, le poursuivant dont il croit qu’il les suit depuis le début ? Puisque non, ils ont donc une chance. Cela sonne comme une boutade, une dernière ironie, mais cela permet également de jeter le doute sur la santé mentale de Cassidy : dans quelle mesure cette Némésis n’est-elle pas inventée par Cassidy lui-même dès le début ? Le mythe aurait-il finalement pris possession de lui ?
Irresponsable, potentiellement paranoïaque, finalement insignifiant, et du genre à mentir et à se mentir sur sa propre importance, le héros de western, cette figure centrale du cinéma des années 1950, en prend donc pour son grade dans Butch Cassidy and the Sundance Kid. Sous couvert de livrer une comédie nostalgique, William Goldman et George Roy Hill soulignent les incohérences, les failles du modèle de société axé sur la figure du héros de western. S’ils ne semblent ni l’un ni l’autre très confiants dans les changements à venir, le réalisateur et le scénariste semblent pourtant passer le témoin, toujours d’une façon étonnante et iconoclaste. Après avoir entendu vanter les mérites de la bicyclette – « Le cheval, c’est fini !» – Cassidy va rendre visite à Etta et Sundance sur l’un de ces destriers de métal, et emmener la belle découvrir les plaisirs du véhicule dans une séquence devenue légendaire. Puis, il va s’en débarrasser, avec la phrase : « le monde est à vous, satanées bicyclettes », en lançant l’objet qui roule seul, un temps, avant de s’écrouler. La même année, Dennis Hopper lance son épopée des deux roues, et, avec son Easy Rider, le genre du road-movie, dont les héros nihilistes de Point limite zéro ou Macadam à deux voies ne sont pas sans rappeler l’idéalisme de Butch Cassidy et du Sundance Kid. Le témoin est donc passé, et les Cassidy et Sundance du futur n’ont pas les mêmes illusions que leurs ancêtres, ils savent que leur conduite ne visent à rien sinon à accomplissement personnel qui n’a rien d’une conquête, mais plutôt d’une survie, et que souvent la quête, comme l’aventure de Cassidy et Sundance, ne fait que nous rapprocher de la mort.