C’est la plate-forme de distribution en ligne e-cinema.com qui nous amène les dernières nouvelles du cinéaste sud-coréen Jeon Soo-il. Souvenons-nous : les salles françaises l’avaient accueilli en 2009 avec son saisissant cinquième film La Petite Fille de la terre noire, enchaînant avec le suivant Destination Himalaya et le précédent Entre chien et loup avant de le quitter, sans doute fâchées, sur le décevant Pink. Or les dernières nouvelles sont bonnes, même si America Town, pas plus que les autres films de cet auteur rigoureux, ne célèbre vraiment le bonheur de vivre. Si Pink a laissé craindre de voir Jeon Soo-il glisser vers un certain auteurisme sud-coréen tristement familier, imbu de sa maîtrise et trop prompt à y soumettre ses personnages (bonjour Kim Ki-duk), ce dernier film rassure sur sa capacité à placer la rigueur de sa mise en scène à hauteur du mal-être oppressé de ceux qu’il filme.
Filmer la désillusion
America Town pourrait être défini, grossièrement, comme un récit d’apprentissage amer. Le jeune Sang-kook, adolescent mal assuré qui assiste son père dans un studio photo (sa mère a disparu, peut-être en Corée du Nord, et il lui est interdit même de l’évoquer), éprouve des sentiments pour la prostituée Young-lim, à qui il a rendu quelque service avant de passer une nuit avec elle. Cette relation de passage interfère avec une activité somme toute institutionnalisée : cela se passe à la fin des les années 1980, dans une ville qui a, comme quelques autres de Corée du Sud, la particularité d’abriter un cabaret et un commerce de jeunes filles à louer pour la clientèle exclusive des soldats américains basés à proximité (c’est pour eux que la prostitution a connu un boom dans le pays après la guerre de Corée). Ce n’est pas seulement le poids de ce système qui compromet la possibilité d’une romance : Sang-kook découvre qu’il a contracté une MST suite à cette nuit de réconfort ; quant à Young-lim, elle projette de quitter le cabaret mais sans entraîner ce trop jeune homme avec elle. À aucun moment America Town ne laisse espérer l’attendrissement d’une histoire d’amour. De ses personnages, il préfère filmer la prise de conscience désenchantée du regard face à l’oppression du monde, jusqu’à la vision ultime qui bouleversera Sang-kook aux larmes, celle de la plus grande cruauté sociale dont le film se fait dénonciateur – plus que le commerce des corps, plus que leur consommation par une clientèle étrangère installée comme en pays conquis : le rôle de la société sud-coréenne de l’époque qui encadre ce commerce tout en opprimant celles dont elle en fait les instruments.
Conscience du regard
Ce rapport du regard au monde qu’il contemple, Jeon Soo-il le met en scène à plusieurs reprises dans le film tel un leitmotiv, par des variations autour du champ-contrechamp. Cela commence, assez logiquement, dans le studio photo, entre le photographe et son sujet, et cela contribue notamment à caractériser les regards de Sang-kook et de Young-lim, tandis que le premier tente de tirer le portrait de la seconde : au manque de maîtrise de l’un à qui tout reste encore à découvrir, fait face la pose assurée de l’autre qui fait mine de savoir où regarder, figée dans une confiance de façade. D’autres champs-contrechamps se chargeront de rendre ce manque d’assurance plus conscient, et d’ébranler cette façade. En particulier, Jeon Soo-il reprend un procédé déjà vu dans d’autres de ses films, consistant à insister sur un champ un peu plus longtemps que l’on ne s’y attend, afin de distiller un certain suspense sur la révélation de son contrechamp. Pendant ce bref instant de plus, on pressent que le personnage fait face à des choses plus profondes que l’objet qu’on s’apprête à découvrir : aux conséquences de ses actes, à ce qu’il a laissé derrière soi.
Le champ-contrechamp définit un rapport peu confiant entre le personnage et le monde, mais en même temps il rappelle que ce rapport est toujours possible, que le personnage a encore le pouvoir de regarder. C’est le sens qu’on peut donner aux conclusions des trajectoires, bientôt définitivement séparées, des deux protagonistes. Young-lim se voit privée de contrechamp ; elle brisera une vitre pour en retrouver un, mais il sera trop tard. Sang-kook, lui, en contemplera un dernier, terrifiant, déchirant et hors de portée – une prise de conscience qui, pour lui, ne sera pas un coup d’arrêt. S’il pleure, c’est parce que son regard grandit.