Le titre du film fait l’effet d’un trait d’ironie un peu facile sur le récit de trajectoires qu’on ne peut guère qualifier de « roses ». C’est aussi le nom d’une taverne d’un coin sinistré de la côte sud-coréenne, où la jeune Su-jin (Lee Seung-yeon, vue dans Locataires de Kim Ki-duk) vient trouver du travail. La patronne a fort à faire entre l’éducation de son petit garçon handicapé mental, la menace de démolition sur son quartier et sa liaison avec un policier ; quant à la nouvelle arrivante, elle amène avec elle ses propres blessures, que le film révélera graduellement, à pas comptés – trop comptés, même. À la description rigide, posée, picturalement composée d’un pan défavorisé de la société (cadres dans le cadre, contraste entre obscurité du sol côtier et clarté crue du sol, des murs et des visages), se mêle en permanence ce calcul des effets accompagnant le récit du calvaire intérieur de Su-jin. C’est d’abord le regard de celle-ci qui s’égare vers des hors-champs insistants, appuyés jusqu’à l’absurde, amenant de force la question de la réalité de ce qui emplit ainsi ses yeux de terreur ; puis viennent les visions surgies du souvenir, explicites, répétitives, cependant filmées avec une distance faisant de ces cauchemars éveillés un spectacle glacé ; enfin, éclate le prévisible drame comme exutoire à cette souffrance. Avec un tel autoritarisme froid dans le traitement de ce drame psychologique, il n’est guère étonnant de trouver des signes que le portrait parallèle de la précarité, arborant les atours de l’austérité sensible (à la caméra portée) et de l’absence de complaisance, relève, au fond, du même calcul d’intimidation.
« Pink » pourrait être le titre ironique de la plupart des films de Jeon Soo-il, qui n’exhalent pas vraiment la joie de vivre. Le réalisateur d’Entre chien et loup et de La Petite Fille de la terre noire s’est signalé pour son ostensible retenue des effets, les compositions chromatiques crues de ses images, et ses mentions fréquentes d’une impasse sociale désespérante. Ces caractéristiques ont pu toucher juste dans ses films précédents. Or dans Pink, la posture apparaît clairement moins comme une manière de saisir le monde que comme une prise de position pour dominer, abusivement, son sujet et impressionner le regard. De ses recherches esthétiques cherchant à rendre fascinant l’environnement sinistré (telles que les cadres dans le cadre) à son obstination à ramener ses personnages à une dimension organique des plus basses (compter le nombre d’entre eux filmés en train d’uriner, filmés durant tout l’acte), en passant par les apparitions d’un guitariste et de sa musique censée ménager des interludes plus légers (de très beaux morceaux, soit dit en passant), son portrait d’une Corée du Sud socialement exclue, en marge du progrès dominant, a une fâcheuse tendance à se regarder fignoler sa noirceur. Il s’en remet trop au calcul, à la performance formelle, à la distance vis-à-vis du sujet, pour convaincre de l’absence d’une roublardise en attente des retours de spectateurs subjugués.
La victime expiatoire
Le plus douteux reste encore l’usage du cliché le plus répandu chez les cinéastes coréens étiquetés comme auteurs peu orthodoxes (Kim Ki-duk, Bong Joon-ho, Park Chan-wook, etc.). Également signalé dans La Petite Fille de la terre noire, il s’agit bien sûr de la présence d’un jeune handicapé mental dont, trop souvent dans les films des « auteurs » susmentionnés, la personnalité se trouve essentiellement résumée à ce handicap et sa fonction à celle d’exutoire téléguidé par le scénario, lequel le suppose trop attardé pour avoir une vie propre : témoin impuissant, gage facile d’innocence, source de pathos, victime expiatoire – seulement des fonctions d’objet. Non seulement Sang-guk, le jeune innocent de Pink, n’échappe pas à ce triste sort de personnage-prétexte, mais il écope même d’une des sorties de scène les plus grotesques vues récemment au cinéma – moins grotesque par sa nature (quoique…) que par le sérieux plombant et imbu de lui-même avec lequel elle est filmée. Et le film de Jeon Soo-il, alors, de se rapprocher encore plus des pensums festivaliers, faussement intransigeants et vraiment vains, du collègue Kim Ki-duk. Si les films précédents de Jeon Soo-il ont pu atteindre quelque chose d’un aperçu du monde par leur sécheresse calculée (La Petite Fille de la terre noire, encore lui, y parvenait), on est peiné de le voir ici se complaire dans le travers le plus répandu dans le cinéma d’auteur coréen : le dévouement à sa propre puissance de filmeur, la quête de supériorité par la soumission des personnages à son bon plaisir.