En 1997, le premier long métrage de Jeon Soo-il, L’Écho du vent en moi, est sélectionné à Cannes dans la section Un Certain Regard. Trois films et dix ans plus tard, le réalisateur sud-coréen arrive pour la première fois sur les écrans français, avec son cinquième film, Grand Prix du Festival du film asiatique de Deauville en 2008: La Petite Fille de la terre noire. Le cinéaste Abderrahmane Sissako, coproducteur du film, ne s’y est pas trompé : l’œuvre est sublime. Fin 2008, la Filmothèque du Quartier latin avait rendu hommage au cinéma coréen : l’événement avait été l’occasion pour nous de revenir sur quatre des plus intéressants réalisateurs contemporains, Park Chan-wook, Hong Sang-soo (comment oublier le splendide Woman on the Beach?), Bong Joon-ho et Im Sang-soo (Cinéma coréen : grands cinéastes d’hier et d’aujourd’hui). Avec La Petite Fille de la terre noire, Jeon Soo-il confirme la vitalité de ce cinéma sud-coréen, et ajoute son nom au palmarès des cinéastes qui comptent.
La Petite Fille de la terre noire est une fiction qui flirte sans cesse avec le documentaire. « J’avais envie de raconter une histoire au cœur d’une région sur le point de disparaître afin qu’une trace soit conservée », dit le réalisateur Jeon Soo-il. Nous sommes dans un village minier de la province sud-coréenne de Kangwon, et nous entrons dans le film par les entrailles de cette terre noire qui tue à petit feu ceux qui la travaillent. Des entrailles qui tiennent plutôt du tombeau : pendant quelques minutes, le spectateur suffoque à l’étroit dans une mine à plus de 800 mètres sous terre. Dans ce village, les femmes, bien souvent, ont déserté. Rien ne sera dit de la mère de Young-lim, cette petite fille de la terre noire qui vit seule avec son père (Jo Yeong-jin, le meurtrier de l’enfant dans Secret Sunshine) et son frère. Son père est malade et perd son travail. Son frère est un peu attardé. Une situation familiale type, selon Jeon Soo-il qui a bâti son scénario sur ses rencontres avec les gens du village. Un scénario qui se résume en bien peu de mots : Hyegon, le père, ne peut toucher d’indemnités, car sur ces terres meurtrières, une pneumonie ne suffit pas ; pour être aidé, il faut avoir contracté une autre maladie non respiratoire. Hyegon commence à boire, et Young-lim porte sur ses jeunes épaules le foyer familial.
Jusque-là, le spectateur est en droit de craindre un film misérabiliste doublé d’un mélodrame larmoyant. La Petite Fille de la terre noire n’est ni l’un, ni l’autre. C’est un film sublime qui dessine une tragédie sociale et familiale avec une très grande pudeur. La manière dont Jeon Soo-il filme les acteurs non professionnels est à l’opposé du voyeurisme, et quand, dans le café du village, un chant de mineurs s’élève soudain de leurs poitrines asphyxiées, la scène est simplement poignante. Ce village qui se délite n’est pas un décor pour la fiction, il est le lieu où la fiction vient prendre son souffle. Jeon Soo-il sait mettre le pathos à distance, en distillant dans le film d’innombrables instants de gaieté, comme lorsque le père et la fille imitent à tue-tête le cri des animaux. L’extrême délicatesse du cinéaste se révèle surtout dans sa capacité à filmer avec humour des scènes à la signification grave, et la manière dont il met en scène toutes les « bêtises » du frère attardé entremêle avec finesse une légèreté amusée et une tendresse presque triste du regard.
La grande pudeur du film naît sans aucun doute du grand talent d’acteurs au jeu très intériorisé. Le récit est resserré autour du personnage de la petite fille, et l’actrice qui l’incarne, Yu Yun-mi, est une révélation. Enfant joyeuse, qui aime les coloriages et chante à tue-tête de la pop coréenne, Young-lim est contrainte de mûrir un peu trop vite. La petite fille est un mélange d’innocence enfantine et de gravité adulte, et c’est selon une progression presque imperceptible qu’elle se dirige vers un finale d’une violence inouïe, d’autant plus forte que la mise en scène est, là encore, toute en retenue. Yu Yun-mi ne joue pas la joie ou la tristesse, elle semble la vivre tellement intensément que les sentiments affleurent sur un visage qui semble se vouloir impassible. Toute la progression du film se lit et se résume dans les subtiles évolutions d’un jeu d’une intense retenue. L’histoire de La Petite Fille de la terre noire, c’est un regard qui devient simplement un peu moins rieur à mesure que le récit avance.
Passer par le regard d’un enfant n’est pas anodin : il y a là une virginité, une innocence lucide du regard, qui rend apte à mieux voir. Le néo-réalisme ne s’y est pas trompé, qui a fait d’eux les vecteurs d’un nouveau regard sur le monde, de Les enfants nous regardent au Voleur de bicyclette, en passant par Allemagne, année zéro. Si Jeon Soo-il raconte son histoire avec de longs plans fixes, jamais l’image ne se fige ou ne semble prisonnière du cadre. Car la caméra n’est jamais totalement immobile : tenue en main dans ces plans « fixes », elle vacille sans cesse très légèrement, créant un espace d’instabilité, où le réel se met à vivre plus intensément. Jamais le cadre n’enferme ou ne semble déterminer d’avance le réel présenté : par le jeu incessant avec le hors-champ, tant visuel que sonore, c’est au contraire la réalité qui entre et sort du cadre, hésite à ses frontières, se risque à l’intérieur et se poursuit à l’extérieur, excédant l’image dans laquelle pourtant elle est venue se révéler. Jeon Soo-il capte le réel autant qu’il le suggère, avec un respect pour son objet qui le fait exister à grâce à la caméra et pourtant presque malgré elle. C’est là toute la beauté d’une mise en scène pourtant très étudiée, mais qui laisse le réel infiltrer le plan en toute liberté. Une mise en scène travaillée précisément pour que les hésitations, incertitudes, vibrations, de la réalité trouvent à se manifester sans se dénaturer. Souvent aussi, le cinéaste reste à distance de son objet, dans les scènes de violence notamment, vues à travers des portes vitrées, les sons étouffés. La pudeur a partie liée avec l’incertitude : Jeon Soo-il ne cherche ni à déchiffrer le réel, ni à l’exposer, encore moins à l’expliquer. Il le capte en lui laissant son mystère. Point de musique extradiégétique, sinon quelques notes de piano qui résonnent en de rares instants ; peu de dialogues : mais le monde alentour, dans le champ et hors champ, bruit sans cesse au cœur de l’image. Il y a, chez Jeon Soo-il, quelque chose d’Antonioni, dont le cinéaste se réclame, d’ailleurs (il évoque aussi Tarkovski et Bresson).
La Petite Fille de la terre noire est un film en noir et blanc. Le blanc de la neige et le noir de la terre. La photographie (due à Kim Sung-tai) est magnifique, qui fait entrer en tension ces couleurs aussi extrêmes que le sont les conditions de vie de Young-mi et de sa famille. Seules quelques couleurs percent par instant, comme dans ces estampes chinoises tant aimées du réalisateurs. Évoquons simplement, pour finir, ce plan-séquence splendide, qui surgit sans raison dans le film : la caméra filme, toujours à la fois fixe et vacillante, de loin, de la terre noire, caillouteuse, uniquement de la terre noire, du bas jusqu’en haut du cadre. Le père entre dans le champ par le haut, et se laisse glisser le long de cette montagne noire, pour sortir du champ par en bas, comme englouti par la terre. Fixité et mouvement, apparition et disparition, champ et hors-champ, tout le film n’est en fin de compte qu’un récit tendu entre la vie et la mort.
La Petite Fille de la terre noire, un « conte tragique » nous dit l’auteur, une œuvre aux ambitions « documentaires », aussi. En ancrant son film dans une réalité contemporaine bien identifiée, Jeon Soo-il parvient à rejoindre l’universalité du conte, à transcender le particulier. Car l’histoire de Young-lim et de sa famille, comme tout conte, est aisément transposable dans l’ici et le maintenant du spectateur. C’est avec une grande impatience que l’on attend Himalaya, là où demeure le vent (avec Choi Min-sik, acteur principal d’Old Boy), que Jeon Soo-il a réalisé en 2008. Mais le film ne semble pour l’instant pas programmé pour une distribution française.