C’est peu dire que ces 24es Rencontres Cinéma de Manosque ont été formidables. On retiendra une programmation aussi précise qu’une flèche lancée par une main sûre, sans oublier la tendresse évidente dont Pascal Privet témoigne pour les films et les cinéastes conviés. Pour tenter de rendre compte de cette déambulation cinématographique, voici le journal de bord d’une semaine sous le signe d’une pluie ensoleillée de films.
Mardi 1er février – Politique des (h)auteurs
Au sein d’une programmation qui sera marquée par la projection de La Terre de la folie (2009) de Luc Moullet le vendredi 4, il n’y avait sans doute pas mieux pour débuter que de proposer L’Homme des roubines (2000) réalisé par Gérard Courant. Il s’agit d’un impayable traité moulletien inscrivant le géopoète du burlesque en son terroir bas-alpin d’élection. Puisque Luc Moullet n’a pas besoin de se forcer pour être drôle, sa simple présence dans le cadre vaut et fait film. Partant du point le plus bas, la dynamique du récit se situe dans le sens d’une ascension vers les hauts lieux du cinéaste. En 21 chapitres, on finit par atteindre plus de 1800 mètres, et l’on aura notamment appris que Digne (17 269 habitants), New York (8 391 881) et Majastres (9) sont les trois localités préférées de Moullet. L’Homme des roubines fait cohabiter intime, anecdotes de tournages et vade mecum d’un cinéaste flibustier. Ce dernier installant par exemple le siège social de sa société de production dans des villages abandonnés ayant le grand avantage d’être dépourvu de patente ou de taxe professionnelle. Il fallait y penser. Sorte d’équivalent filmique de l’ouvrage Notre Alpin quotidien – entretien avec Emmanuel Burdeau et Jean Narboni filmé par André S. Labarthe, donnant lieu à un épisode de la série « Cinéma, de notre temps » –, le film de Gérard Courant fait mieux que poser son homme, il l’ancre dans son antre bas-alpine et ouvre la route pour La Terre de la folie.
On aura découvert ce jour-là quelques minutes des 156 heures des 2344 portraits contenus par le Cinématon du serial-filmeur Gérard Courant, l’homme qui dégaine sa caméra plus vite que son ombre. Une règle simple pour ce film débuté il y a un tiers de siècle : un plan fixe muet de 3 minutes et 20 secondes tourné en super‑8 sur une personnalité du spectacle, totalement libre de ses agissements. Expérience de la durée par excellence, la projection du Cinématon de Joseph Morder a donné lieu au commentaire suivant dans notre dos : « C’est long 3 minutes… » Cet habitué des Rencontres Cinéma de Manosque avale pourtant un sandwich à toute allure.
Autre découverte, et non des moindres, ce soir-là : Jeon Soo-il, celui qui allait baliser notre parcours pour toute la durée de ces Rencontres. Ou comment offrir au public l’œuvre complète d’un auteur sud-coréen trop méconnu en France (seuls deux de ses longs-métrages ont été discrètement distribués en France, mais le cinéaste nous a murmuré à l’oreille qu’un distributeur s’était dit très intéressé pour prendre la relève…), quand certains de ses confrères se taillent un beau succès dans l’Hexagone. Il suffit de quelques plans pour être pris dans les mailles de son fascinant filet. Pascal Privet a choisi de présenter l’œuvre de Jeon Soo-il à rebours : de Destination Himalaya (2008), son dernier film, pour remonter, de façon non linéaire, progressivement jusqu’à de plus anciens. Un autre parcours cinéphilique, des hauteurs exilées du Népal jusqu’à sa ville d’origine, Busan, grande cité portuaire méridionale de la Corée du Sud. Destination Himalaya, justement et joliment sous-titré « le pays d’où vient le vent », trace le sillon d’un cinéaste de la solitude, de l’incommunicabilité, de la difficulté d’être au monde. Un homme, seul, dans des bureaux gris, déshumanisés, fait le voyage de Séoul jusqu’au village népalais de Muktinath pour retrouver la famille de Dorgy, un ouvrier tué dans un accident du travail. On est saisi par la façon dont le cinéaste appréhende l’espace, inscrit ses personnages dans un territoire, fil rouge des Rencontres. Lignes de fuite, routes s’étirant vers l’infini, vent filmé comme une force vive, chahutant même la caméra lors de certains plans très impressionnants. Jeon Soo-il travaille les lumières de son film comme un peintre, apportant un soin infini à la captation du jour et du contre-jour, qu’il affectionne particulièrement. Sa palette de gris, de beige sable, se ponctue de taches de couleurs, comme une fragile présence humaine parmi la nature puissante. Cinéaste du corps dans l’espace, d’un corps qui prend la place de la parole : « je m’intéresse à l’espace qui donne la sensation de la vie » dit-il. Ils sont rares, ces moments de cinéma où l’auteur ne fait pas que conter une histoire, mais la narre par les moyens de l’image : chez Jeon Soo-il, c’est comme si les odeurs, le souffle du vent, le froid et le chaud étaient transposés sur la toile. Au cours de la discussion post-projection, un homme prend le micro : « Votre film est un ravissement, c’est comme entrer en religion. » Nous n’aurions pas mieux dit.
Mercredi 2 février – (A)pesanteur
Nouvelle ascension en compagnie de Luc Moullet pour ouvrir la journée, celle du col réputé comme le plus difficile de France : Parpaillon (1993). Sans histoire et personnages tout à fait identifiés, il s’agit d’un film sans queue ni tête mais avec, non pas une, mais des chutes et même quelques coups de pompes. Le cinéaste organise cette fantasque ascension cyclotouristique en une gigantesque et formidable usine à gags, un poste d’observation parfait pour dessiner un théâtre de la grandeur et de la décadence de l’humanité, rien moins. On se demande parfois si le destin du monde ne se joue pas tout le long de ce trajet, par exemple lorsqu’un Marx bien barbu rattrape et dépasse un Jésus imberbe, sur l’air de L’Internationale. Avec Parpaillon, œuvre que l’on pourrait qualifier de « pataphysicienne », on se situe au cœur du système Moullet, cet étrange équilibre entre désinvolture et contrôle, observation du réel et regard burlesque sur celui-ci. Le plus frappant est certainement la façon dont le cinéaste unifie ces saynètes par le biais d’un montage ultra-maîtrisé – une mécanique rythmique fascinante – et d’une bande son jouant ici non pas sur la sophistication – comme chez Jacques Tati –, mais sur une précision tout à fait diabolique. Avec ces deux éléments, ce film brinquebalant tient fièrement sur ses deux roues. On dit volontiers que les films de « Moullet bouts de ficelles » sont impayables, mais jamais assez l’admirable rigueur de son art.
Au cœur de cet après-midi de plein soleil, une pépite déboule dans ces Rencontres. Elle s’appelle Les Films rêvés (2010), et c’est un rêve de film. Le Belge Éric Pauwels y tisse une toile superbe où s’accrochent les figures de Jean Rouch, ce n’est pas rien ici à Manosque, d’Ulysse, de Victor Hugo, de Vasco de Gama… C’est l’histoire d’un homme, un cinéaste, un peu fatigué, qui se retire au fond de son jardin pour rêver les films qu’il aurait voulu faire. Et qui fait de ce film une rêverie géniale, un ovni. Un film-monde de trois heures qu’on boit comme une histoire qu’on nous conterait, pour nous seuls, où l’on voyage dans le monde réel, dans l’imaginaire du cinéaste, dans notre propre imaginaire. Où l’on contemple les joies, les espoirs, les rêves, les pleurs. La vie, en somme, et une somme de vies. Un peu à la manière d’un livre de chevet, on y souligne des passages, de ceux qui nous aident à mieux assurer notre présence au monde. L’auteur nous offre, entre autres merveilleuses scènes, le strip-tease sans doute le plus triste et le plus beau du cinéma, sur une Sonate au clair de lune désaccordée. C’est peu de dire que Les Films rêvés a bouleversé le public, comme ce spectateur qui prend la parole pour évoquer, entre deux sanglots, le « moment de grâce » qu’il constitue. Une telle grâce ne peut se décrire en si peu de mots, nous y reviendront prochainement avec un gros plan.
Difficile d’enchaîner après ça, mais c’est sans compter sur la haute tenue des Rencontres. Après le Cinématon d’Arthur Lamothe, qui se bidonne sur le fleuve Saint Laurent tout près de Montréal, on retrouve Jeon Soo-il et ses joyaux de cadres et de lumières dans La Petite Fille de la terre noire (2007). Une terre noire pas encore moulletienne (ce sera pour demain…), mais véritable « terrain de jeu » du réalisateur qui nous régale encore de sa virtuosité à mettre en scène le noir de la mine, le blanc de la neige et des personnages qui s’y débattent comme ils peuvent. Comme hier, on remarque des personnages catapultés dans des univers où ils semblent incongrus : c’est, ici, cette femme en jupe et talons hauts au milieu de la campagne minière. Là (Destination Himalaya), cet homme en costume pour gravir la montagne. Comme hier, on se demande si le ciel de Corée est toujours d’un gris aussi indéterminé, et comment Jeon Soo-il travaille pour le rendre si palpable. Il avoue apporter un soin tout particulier au travail des lumières, attendant patiemment que le jour se plie à sa recherche cinématographique, ou bâtissant ses intérieurs tout aussi méticuleusement. Inspiré par l’art calligraphique, Jeon Soo-il garde cette idée de la couleur neutre travaillée comme une matière, qui virerait parfois vers le noir ou le blanc, ou serait tachetée de rouge. Comme hier, on est fasciné par cette obsession des encadrements de portes, de fenêtres, ses entrées et sorties de champ qui laissent respirer le décor, comme un personnage à part entière. Si la fin de La Petite Fille de la terre noire diffère, on a rarement vu au cinéma depuis Allemagne année zéro de Roberto Rossellini un visage enfantin porter avec autant de force le scandale dont il est témoin.
Jeudi 3 février – « Le prof était un schizophrène évadé »
Alors que l’on est à J‑1 de la projection de La Terre de la folie, cette une de La Provence du jour vient davantage jeter le trouble. Le cas est cependant complexe puisque cet enseignant d’allemand embauché comme vacataire à Digne s’est évadé d’une unité psychiatrique de Belfast. Une question : aurait-il été aimanté par le pentagone de la folie ? Signalons qu’il aurait eu une sorte de révélation quelques années auparavant, alors qu’il se trouvait en… Provence. Mais on peut retourner le problème : la folie ne réside-t-elle pas dans une institution de service public ayant recruté un prof parlant pendant ses cours un tiers allemand, un tiers anglais et un tiers français ? Affaire non classée, et à suivre.
En attendant, nouveau rendez-vous matinal moulletien, avec Une aventure de Billy le Kid (1971), exceptionnel « provençtern » – ou western provençal, terme encore peu usité qui finira bien par s’imposer. Au cours de la discussion suivant la projection, on a pu se délecter des anecdotes liées à ce film très post-1968 : intense circulation de substances diverses et variées, errance d’hôtels en hôtels d’où l’équipe était invariablement virée chaque matin, grève déclenchée sur le tournage du fait des conditions très rudes et ascétiques imposées par le cinéaste. Détail piquant, la meneuse se nommait Antonietta Pizzorno, scripte sur le film et future épouse de… Luc Moullet. Ajoutons qu’une troisième annonce venait se glisser entre « moteur ! » et « action ! » Elle était le seul fait de Jean-Pierre Léaud : « rosé ! » Hallucinée, contemplative et psychédélique – géniale bande musicale de Patrice Moullet, musicien et frère de –, cette (tentative de) percée du cinéaste en direction du western devient un objet extrêmement singulier, où Éros le dispute sans cesse à Thanatos, dans un dédale de symboles sexuels et scatologiques. Dans l’état second qui fut le sien tout au long du tournage, Jean-Pierre Léaud tient son revolver comme une extension phallique. Il tombe dans des trous, se faufile dans des gorges resserrées très vaginales ou d’étroits fonds de vallées compris entre des pitons érectiles. Billy s’extrait difficilement d’une cavité où on l’a emprisonné – étron ou retrait après pénétration ? À ce sujet, on repense à Parpaillon, dont le faux-col se termine par un tunnel (caractérisé de « scabreux » par Moullet) d’environ 300 mètres. Le fait de vaincre l’épreuve et de s’introduire dans la forme cylindrique conduit à une jouissance qui n’est pas sans évoquer la petite mort. Et il ne faut pas oublier cette captive des roubines aux yeux clairs, dont la poitrine généreuse affleure sous une fine chemise. Cette dernière et Billy étant condamnés à s’aimer, les étreintes entre ces amants maudits ressemblent à d’érotiques pugilats. Quoi qu’il en soit de ces considérations, Une aventure de Billy le Kid constitue – comparaison tout à fait sérieuse – l’Aguirre de Luc Moullet. On y sent une folie, une fragilité, un goût du risque, une incertitude sur le cours des choses, et une totale liberté.
Entre deux Moullet se glisse un nouveau Jeon Soo-il, précédé d’un autre Cinématon, où l’on découvre un Boris Lehman drolatique. Un premier Cinématon « sonore », pourtant toujours sans son, mais qui constitue un effeuillage de propositions jouant avec les mots. Le palindrome d’un récit muet où le réalisateur maintient le suspense sur la découverte de son visage. Puis vint L’Oiseau qui suspend son vol (1999). Dur, sombre, douloureux et désenchanté, mais si beau. Façon Jeon Soo-il, une autre histoire de « films rêvés ». Celui que ce personnage principal, cinéaste, ne parvient pas à atteindre, obsession qui le mène au vide, au statique. Une histoire sur le pays perdu de l’enfance, évoquée ici en quelques plans stupéfiants où des cadres de lumières sont projetés au sol et où, toujours, l’image, les corps, le son, parlent avant les mots, voire sans les mots. Après avoir découvert trois films de Jeon Soo-il, on tisse inévitablement des correspondances artistiques, notamment avec la trilogie d’Antonioni, aussi on songe particulièrement au Désert rouge et sa mise en scène d’une incommunicabilité dans un décor de friches industrielles. On pense aussi à Edward Hopper dont les verts et bleus très reconnaissables semblent s’être glissés dans le film comme des supports de la solitude du personnage. Et l’on garde en mémoire cette scène troublante de l’homme et de la femme dans les bras l’un de l’autre, seul moment de tendresse où l’oiseau perdu retrouve, un temps, un semblant de nid : « C’est chaud », dit-il.
Dernière étape avant La Terre de la folie, cette troisième journée proposait aussi un programme de courts de Moullet : un film parisien d’appartement, Un steak trop cuit (1960), avant d’en revenir au terroir bas-alpin, avec Terres noires (1961) et Un litre de lait (2006). L’affreux jojo qui officie dans le premier n’est autre que le petit frère du cinéaste. Parlant comme un charretier, il relève sans coup férir le défi d’un festival scatologique à base de bruits de bouche, de rots et de colique, dont les pages des Cahiers du cinéma ont à souffrir… Premier film du cinéaste, Un steak trop cuit est une jouissive et irrévérencieuse boutique des horreurs comiques. Terres noires fut la première percée du documentaire commenté (ici par une voix féminine) moulletien. Une veine que l’on retrouve tout au long de sa filmographie, notamment avec Foix, La Cabale des oursins ou Le Ventre de l’Amérique. Ce film évoque deux villages montagnards reculés aux terres incultes – l’un alpin et l’autre pyrénéen. Si la source d’inspiration renvoie à Las Hurdes (1933) de Buñuel, on est bien face au prologue, 48 ans avant, de La Terre de la folie. Aussi bien précis de géographie humaine que parodie de documentaire animalier (est-ce bien un kangourou qui vient se glisser entre deux plans ?), on glisse aussi vers l’intime (brève apparition de la bobine rigolarde du frérot) et le pamphlet anticolonial. Les autochtones deviennent des « indigènes », ceci alors qu’un jeune homme revient d’Algérie et que l’on vote pour l’autodétermination. Terres noires : coup d’essai, et de maître. De l’aveu même de Luc Moullet, Un litre de lait s’avère une « carte de visite » (on remarque en effet une photo particulièrement soignée) réalisée à presque 70 ans. Un « film non agressif » selon lui, ainsi qu’une « gentille histoire ». Un jeune ado empoté doit aller chercher du lait chez la fermière trompé par son mari avec la mère de ce citadin. Sa sœur bien plus délurée l’accompagne dans ce trajet de la peur rendu tout en dilatation et souligné par des inserts visuels, des effets musicaux et sonores tordants. Voilà au moins une carte de visite qui donne envie de rappeler.
Pour cette soirée, nous nous envolons pour le nord-ouest argentin. Dans À ciel ouvert, Iñès Compan a filmé durant trois ans le territoire des Indiens Kolla. Des montagnes et des pierres, une offrande à la terre en ouverture : encore un « terroir » qui s’insère à merveille dans la programmation. La réalisatrice filme les luttes croisées des Indiens contre l’exploitation minière de leur terre et celle d’un autre village où l’on manque de tout. La finesse de ce documentaire repose sur l’opposition de deux discours : les indigènes sur une culture de l’oralité et dont les rites aux ancêtres sont autant de titres de propriété contre la sémantique du « en train » des autorités politiques qui ne savent que répondre que « les choses ont en train de se faire… » À ciel ouvert sort le 9 mars sur les écrans français, l’occasion pour nous d’y revenir plus longuement.
Vendredi 4 février – Antres et entre
Retour en Corée pour cette mâtinée. Entre les deux Corée, précisément, puisque Jeon Soo-il filme dans Entre chien et loup (2005) les blessures de familles déchirées de part et d’autre de la frontière. De nouveau, un homme, une femme, une somme de failles qui affleurent l’écran et vient nourrir ce thème cher à Jeon Soo-il : l’incommunicabilité. Le cinéaste se glisse entre les lignes de l’histoire, sans jamais se perdre en bavardage inutile, poussant son art de la suggestion au plus haut. Entre chien et loup est probablement le film de Jeon Soo-il dans lequel il est parvenu à une maîtrise dans la façon de capter les visages, jouant sur les reflets des vitres ou filmant la femme devant un aquarium comme si elle s’y était noyée. On y retrouve le pull rouge, les flous miroitants, le motif du cadre, et le chemin d’un cinéaste qu’on n’a plus envie de lâcher. Comme il sera difficile d’oublier ce plan tourné clandestinement à la frontière : une route enneigée se perd dans sa ligne de fuite, parcourue par des soldats disposés sur le bas-côté. Immense force d’évocation d’une situation géopolitique, tout en restant ancré dans un regard poétique.
Paraboles (2010) vient clore une longue histoire entre Emmanuelle Demoris et le quartier de Mafrouza à Alexandrie, le 5e et dernier volet de ce qui est devenue une saga documentaire sous les auspices de la « caméra participante » chère à Jean Rouch. On retiendra le terme du film, un moment poignant où il s’agit de rompre le solide fil filmique reliant la filmeuse au filmé. Le niveau d’immersion s’avère tout à fait fascinant, ce que le dispositif révèle des tensions et du désarroi de la société égyptienne prend une valeur particulière : au moment de la projection de Paraboles à Manosque, une grande manifestation pleine d’incertitudes et de dangers s’élançait au Caire. On connaît la suite… Dans Paraboles, les Frères musulmans agissent en coulisse et les récits se tissent d’eux-mêmes ; comme Claire Simon, on peut y voir l’histoire de deux rois et d’un jeune prince. Par blocs, la caméra chemine avec aisance à travers la parole, la pensée ou les ruelles tortueuses du bidonville. D’un point de vue cinématographique, on note toutefois que Paraboles (votre obligé n’a pas vu les volets précédents) connaît aussi bien des moments particulièrement denses que de réels essoufflements. Il n’est pas invraisemblable et offensant de penser qu’Emmanuelle Demoris se soit retrouvée un peu seule – surtout au niveau du montage –, presque dépassée et intimidée par le matériau à disposition. Il y a de quoi.
Si Luc Moullet pouvait éventuellement nourrir quelque inquiétude en venant présenter La Terre de la folie si près du pentagone (des séquences sont filmées à Manosque même), on retiendra que la séance s’est déroulée dans une ambiance tout à fait bon enfant. Nous avons déjà rendu compte la semaine dernière de cette projection un peu spéciale, pour constater l’étrange absence de coup de feu ou de pioche, de menace ou encore d’immolation. La stratégie de Luc Moullet est celle du « toujours plus » : en rajouter des couches. S’il concède qu’il a péché, c’est par un manque de rigueur le conduisant à oublier certains cas. Il faut aussi remarquer que cette venue de Moullet et de son film a été accompagnée en amont d’une programmation aux petits oignons mitonnée par Pascal Privet. Après celle-ci, le système Moullet et son sens du territoire (et terroir) n’avaient plus de secret pour le public pentagonal. Revoir La Terre de la folie, c’est avoir la certitude que les films de Luc Moullet s’avèrent encore meilleurs la deuxième fois. Après la surprise parfois mêlée d’effroi de la première, la disponibilité est totale lors de la seconde salve. On se dit aussi que la scène finale constitue l’un des sommets – plastique et comique – d’une filmographie pleine de hauteur. Après ce retour très centripète, Luc Moullet reprend sa trajectoire centrifuge, avec une rétrospective complète de son œuvre au Brésil.
Cap aussi vers l’Amérique du Sud pour les Rencontres, en direction du Chili de Patricio Guzmán. Déjà vu, bénéficiant d’une belle couverture sur Critikat, ce beau conte documentaire n’a pas fait l’objet d’une seconde vision. Il faut savoir reposer les yeux, et éventuellement croiser Nostalgie de la lumière au cours d’un rêve, pendant une nuit un peu plus longue que les dernières et les prochaines. Notons que le ciel provençal est à peine moins pur que celui du désert d’Atacama, et les télescopes de Saint-Michel‑l’Observatoire juste un peu plus petits que ceux que l’on rencontre dans le film de Patricio Guzmán.
Samedi 5 février – Seul, ou à plusieurs
Poursuite du parcours à travers l’œuvre de Jeon Soo-il, pour constater à nouveau sa richesse. Avec L’Écho du vent en moi (1997) – premier long-métrage du cinéaste –, on pensera à Andreï Tarkovski (Le Miroir tout particulièrement), aux premiers films de Nuri Bilge Ceylan (Koza, Kasaba, Nuages de mai) ou encore à la trilogie du Turc Semih Kaplanoğlu sur trois âges de la vie d’un homme (Yumurta, Milk et Miel). Il s’agit en effet d’un triptyque, à l’intérieur d’un même et seul film, questionnant le temps. Se succèdent un petit garçon, un jeune adulte et un vieillard. Disparité esthétique avec une atmosphère de conte teintée de jaune, puis un noir et blanc charbonneux et enfin une image plus prosaïque, à la photo presque métallique, pour le 3e âge. On retrouve aussi bien l’art du plan – cadres dans le cadre, notamment ces embrasures de portes qu’il affectionne tant – de Jeon Soo-il que cette recherche réminiscente du paradis perdu et du lieu d’origine : perte, errance, sentiments anesthésiés, difficulté d’être, de prendre part au monde. On retiendra notamment de L’Écho du vent en moi cette troisième partie où le personnage vire vieux fou, ce qui donne lieu à des moments bouffons et burlesques. Affranchie des usages et de la bienséance, sa présence au monde se fragilise tout en prenant la forme d’une licence poétique très singulière.
Vu plus tard dans la journée, I Came From Busan (2010) est sans doute l’œuvre la moins aboutie de Jeon Soo-il, même si elle contient des segments marquants, notamment le plan-séquence du karaoké à la composition virtuose, rappelant celle des appartements-écrans du Playtime de Jacques Tati. À peine sortie de l’adolescence, In-wha accouche et laisse son enfant à une association d’adoption. S’ensuit pour la jeune fille une errance dans Busan, ville dont Jeon Soo-il connaît chaque recoin de rouille et de peinture craquelée. Jeunesse délaissée, impitoyable violence, le tableau est particulièrement sombre. Plus symboliste et explicite, mise en scène moins homogène : le subtil équilibre poétique des films de Jeon Soo-il se trouve ici moins atteint. On comprend mieux lors de la discussion : seulement 13 jours de tournage, plus un en France, où il a tourné en numérique. Ce cinéaste du temps et de la pellicule découpe alors davantage, ce qui pèse sur une fin assez ratée.
Aussi court (moins d’une heure) que dense et percutant, Le Plein Pays (2009) d’Antoine Boutet a considérablement marqué les esprits. Il y a cet homme des bois que l’on voit se faufiler sous terre : travelling avant, puis latéral, le film se cerne d’arbres pour nous mettre en présence d’un être à la langue borborygmique. Antoine Boutet nous convie à la rencontre qui fut la sienne avec cet ermite, tout à la fois Sisyphe souleveur de pierre, souverain d’un royaume et fondateur d’une cosmogonie apocalyptique qui ferait passer le coïtus interruptus pour de la natalité débridée. Après la scatologie de Moullet, l’eschatologie de Jean-Marie Massou. Travail sonore et sculpture pariétale, nous sommes bien en présence d’un acteur de l’art brut, mais on est invité à autre chose qu’au portrait du singulier personnage. On assiste à un film « négocié » entre filmeur et filmé, où ce dernier n’est pas le moindre des metteurs en scène. Au cours de la discussion après la séance, on apprend notamment qu’il préparait les musiques en fonction des scènes. En filmant l’étrange et l’étranger, Le Plein pays nous ramène pourtant à des questions qui devraient être normalement celles de chacun. Pourquoi accepter un monde aussi imparfait ? Avec quelles règles et désirs le réinventer ?
De Chou Sar ? (2010) de De Gaulle Eid, on retiendra surtout un dispositif qui ne fonctionne pas du tout. La présence constante du cinéaste dans le cadre alourdit considérablement cette légitime quête d’une mémoire traumatique – les parents, la sœur et une dizaine de membres de sa famille du cinéaste ont été massacrés au Liban en 1980. Il est très difficile pour le spectateur de trouver une quelconque place à l’intérieur du métrage, ce qui s’avère très problématique et limite considérablement sa portée. Chou Sar ? dispose pourtant d’un moment très fort, il se déroule la seule fois où De Gaulle Eid ne se trouve plus dans le champ, mais derrière la caméra, et fait face à l’assassin de sa mère.
On peut voir bien des choses dans Le Voleur de lumière (2010) d’Aktan Arym Kubat, notamment la difficulté à faire bouger au Kirghizstan cette petite lumière derrière le défilement de la pellicule : le cinéaste a mis neuf années à produire ce long-métrage. Ce n’est sans doute pas par hasard que l’on y suit un débonnaire Monsieur Lumière (interprété par Aktan Arym Kubat lui-même), dont le rêve est d’apporter l’électricité à l’ensemble de cette vallée reculée du pays, y compris en trafiquant les compteurs et lignes électriques, une assez évidente métaphore de la difficulté à y pratiquer le 7e art. Dans cette chronique villageoise, notre Robin des Bois électricien se retrouve sans cesse confronté à l’impossibilité (ou l’interdiction) d’aider ses semblables. Aktan Arym Kubat tisse avec courage une tendre et cruelle fable tragi-comique, dessinant le tableau d’un pays terriblement corrompu.
Dimanche 6 février – L’individu, et les autres
Ce dimanche, dans un lieu où Jean Rouch règne encore par quelque moyen secret (pas seulement avec la projection de son Cinématon), le geste cinématographique s’accompagne pour deux films d’une portée ethnologique. Lors de la projection du film de Pierre Boccanfuso, Le Chaman, son neveu… et le capitaine (2008), certaines mines bas-alpines avaient l’air tout à fait philippines… Ce travail de longue haleine (dix phases de tournage étalées sur six ans) se termine sur une interrogation inquiète quant à la perpétuation de cette fragile société Palawan, petit peuple des Philippines. Film de clôture de ces 24es Rencontres : Pudana, Last of the Line d’Anastasia Lapsui et Markku Lehmuskallio, déjà présents l’an dernier et qui ont laissé ici – on comprend vite pourquoi – un souvenir impérissable. Si l’intérêt ethnographique n’est pas absent, le geste documentaire laisse place à une fiction composée à partir de souvenir d’enfance d’Anastasia Lapsui, figure du peuple sibérien Nénètse. Fragile à bien des égards (mise en scène statique, jeu des acteurs très incertain), Pudana fait pourtant émerger une belle conviction mêlée d’une fraîcheur candide, où le dispositif fictionnel se trouve régulièrement fissuré par des prises de paroles troublantes et fortes face à la caméra. Aussi, alors que l’on croit le film calé dans un didactisme un peu mécanique (acculturation et russification), il aboutit à un constat beaucoup plus complexe et intrigant.
Avant cela, de bon matin, on a vu Mise à nu (2003), œuvre singulière dans la filmographie de Jeon Soo-il. Il s’agit de l’adaptation d’un best-seller où le scénario prend davantage le pas sur une narration par l’image dont on a eu tout le loisir de se délecter cette semaine. Il s’agit moins d’un cinéma du plan et le film est ainsi découpé beaucoup plus classiquement. Sang, sexe, mort et suicide figurent au programme d’un métrage que l’on pourrait caractériser de thriller psychologique, où l’on retrouve l’implacable violence sociale, la solitude et la désespérance qui parcourent l’ensemble des films du Coréen. Ici, un écrivain aide les candidats au suicide à mourir, et ils ne manquent pas. Mise à nu n’est pas le meilleur Jeon Soo-il (lui-même très mécontent de ce film), mais il éclaire des aspects importants de sa filmographie, notamment la tension entre intériorité et extériorité. Sous l’enveloppe marmoréenne des personnages se dissimule un bouillonnement grouillant propre à leur soulever le cœur : on vomit au moins une fois par film. D’où l’intérêt du cinéaste pour les motifs organiques, comme ces poissons que l’on dépèce, témoignage d’une volonté de disséquer les tourments de l’âme humaine. Un autre élément particulièrement intéressant réside ici en une recherche du contemporain, dans un sens esthétique (le régime d’image), mais plus globalement une volonté de saisir l’époque et les graves questionnements existentiels qui lui sont attachés. Or, comme une spectatrice l’a très bien souligné, Mise à nu interroge l’avenir de l’individu dans les sociétés dites modernes, et la question de sa possible disparition.
Bonheur de la programmation, la problématique de l’individu émergeait fortement d’un autre film du jour, d’une toute autre aire géographique : le splendide Zindeeq de Michel Khleifi. On reprendra ici quelques paroles précises et percutantes tenues avant et après la séance par le cinéaste palestinien. Dans ce récit d’une nuit de chien d’un personnage faisant figure d’alter ego assumé, Michel Khleifi y voit une « œuvre porteuse d’espoir », « annonciatrice de l’avènement de l’individu dans le monde arabe », exemples tunisiens et égyptiens évidemment à l’appui. Zindeeq représente aussi un authentique film de recherche : « mise en forme du réel, mettre de l’ordre dans la crise de représentation et le chaos du rapport à l’image ». Le cinéaste définit ce dernier métrage comme l’ « urgence personnelle d’un regard sur la société palestinienne. » Tout le film se base sur une « dialectique entre ce qui unit et ce qui sépare », une « déconstruction des héritages pour aboutir à l’humanité elle-même ». Et si l’on en restait sur ces paroles, pour les méditer ? En attendant l’année prochaine.