En février dernier, les Rencontres Cinéma de Manosque mettaient à l’honneur le cinéaste sud-coréen, Jeon Soo-il, encore mal connu en France, et organisait une rétrospective de ses sept longs métrages. Seulement deux de ses films, La Petite Fille de la terre noire (2009) et Destination Himalaya (2010), ont été distribués en France, Entre chien et loup est le troisième. Jeon Soo-il est un cinéaste à part et indépendant. Après avoir étudié le cinéma en France, il a créé en Corée sa société de production Dongnyuk («Là où le soleil se lève») pour réaliser des films singuliers.
Entre chien et loup commence dans une salle de montage : un réalisateur tente, tant bien que mal, de finir son film ; mais les problèmes financiers et l’inertie des gens rendent cette entreprise laborieuse. Soudain, le cinéaste reçoit un coup de téléphone de son cousin ; ce dernier lui demande de l’accompagner en Chine pour retrouver son père, qui est resté en Corée du Nord après la guerre. Le film prend dès les premières minutes une dimension autobiographique et donne un aperçu des questions qui travaillent la Corée aujourd’hui, une Corée divisée en quête d’identité. C’est cette quête que le film raconte.
Le personnage réalisateur, Kim, accepte sans enthousiasme de rejoindre son cousin. On le suit : d’abord de Séoul à Sokcho , ville d’où sa famille est originaire, puis de Sokcho à Taebaek, village où une jeune femme, qu’il a rencontrée dans le bus, espère retrouver sa sœur… Jeon Soo-il met à nouveau en scène un personnage voyageur, qui reste distant, comme dans Destination Himalaya. La caméra le filme, mais d’un peu loin, souvent en plans d’ensemble, on se focalise sur lui, et pourtant, impossible d’entrer dans sa tête. Le personnage ne se livre pas : Jeon Soo-il ne cherche jamais à donner d’explications ou de justifications à l’action. Le spectateur n’a donc plus qu’à accepter de ne pas tout comprendre et de ne pas tout savoir pour se laisser aller à l’errance dans les paysages sublimes de la frontière entre les deux Corée.
Ces paysages jouent un rôle important dans le film et dans sa préparation. C’est en quelque sorte eux qui font avancer le film. Jeon Soo-il explique qu’il n’écrit jamais un scenario complet, une quinzaine de pages tout au plus ; puis, il part en repérage, choisit les lieux de tournage, et poursuit l’écriture en exploitant toutes les possibilités qu’ils offrent. Le personnage passe ainsi d’un paysage à l’autre, l’explore, en donne une expérience sensorielle. Les plans, souvent très longs, apparaissent comme des tableaux où la lumière, les couleurs, la composition ont été longuement pensées dans la perspective d’une épuration : Jeon Soo-il élague et va à l’essentiel, à savoir le noir et blanc.
Au fur et à mesure que le film progresse, la quête ne semble pourtant pas aboutir. À Sokcho, Kim apprend que son oncle n’a pas été exfiltré de la frontière par les passeurs qui s’y étaient engagés : il ne pourra donc pas retrouver son oncle. La jeune femme ne parvient pas à retrouver sa sœur. Kim, qui a profité de ce voyage, pour retourner dans le tout petit village de ses parents, ne retrouve pas la maison de son enfance. Le film dégage un certain pessimisme développé par l’empêchement systématique de ses personnages et ce bien que Jeon Soo-il préfère à ce terme celui de mélancolie. Cette mélancolie vient des paysages d’hiver aux couleurs froides, qui représentent des montagnes, mais aussi des villages à l’abandon que l’on va bientôt détruire pour construire de nouveaux bâtiments, du rythme monotone des plans longs qui défilent presque sans dialogue et sans musique, des quelques scènes d’ivresse qui traduisent un certain malaise et une volonté d’oublier et de s’oublier un instant, des visages souvent fermés et indéchiffrables des personnages… Cette mélancolie culmine dans un plan, parfaitement analysé par Jacques Aumont dans un texte intitulé Calme bloc : « Alors qu’ils ont échoué dans leur recherche, le garçon et la fille s’assoient face au paysage enneigé, côte à côte, et nous tournent le dos, double Rückenfigur regardant mélancoliquement vers un avenir inexistant. Chez Friedrich, qui a inventé et systématisé cette figure du portrait de dos, elle symbolisait la contemplation de l’éternité à venir. C’est ici à peu près le contraire ; tout ce que voit le couple, c’est une barrière de montagnes nues, sans perspective. »
Ce sentiment de mélancolie, est sans doute également dû à la question de l’entre-deux qui travaille tout le film. Les personnages, filmés entre chien et loup sont ballottés entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, entre le passé qui a donné naissance au blessures collectives et le présent dans lequel s’inscrit le désir amoureux… Les personnages ont beau être en mouvement (ils roulent, marchent, grimpent), ils semblent faire du sur-place : à la fin du film, la jeune fille court en boucle dans la neige en formant un cercle. Jeon Soo-il affirme, au contraire, que ce dernier plan montre que les personnages ont choisi de vivre…
Entre chien et loup, comme d’autres films de Jeon Soo-il, ne raconte pas l’histoire d’une quête accomplie, mais plutôt son échec ; un échec qui fait partie de la vie et de son apprentissage. Ce n’est pas un film facile : il demande un certain effort du spectateur pour accepter de ne pas tout saisir, d’avoir des sensations plutôt que des certitudes, et d’éprouver parfois un certain ennui… Pour un spectateur occidental, qui ne connaît pas forcement bien ce pays, le film décrit cependant la Corée d’aujourd’hui, sans dogmatisme et didactisme, bien au contraire. À travers ses deux personnages, Jeon Soo-il semble dresser le portrait d’un peuple coréen tiraillée dans l’espace et dans le temps, qui se cherche et aspirerait sans doute à la réunification… On ressort malgré tout de ce film comme d’une expérience singulière qui nous aurait dévoilé une certaine profondeur coréenne.