Interdit au moins de seize ans, Année bissextile ne cache pas un certain érotisme sulfureux. Son réalisateur Michael Rowe, Mexicain d’origine australienne, ne rentre pas les mains vides et remporte le prix du meilleur premier long métrage au festival de Cannes 2010. Est-ce une coïncidence si le président du jury, Gael García Bernal, acteur et réalisateur mexicain, lui remet la Caméra d’or ? Une question d’affinités électives, sans doute, mais aussi une façon de saluer et encourager un cinéma engagé et indépendant. Torride, irrévérencieux, sensuel, Année bissextile a le charme, l’ardeur et les maladresses des toutes premières fois.
Une femme mexicaine, seule, se masturbe à sa fenêtre en fantasmant sur le bonheur d’un jeune couple s’installant en face de chez elle. La vie de Laura se résume ainsi : le bonheur, elle le frôle mais ne l’atteint jamais. Les hommes profitent des formes généreuses de son corps et dédaignent son esprit. Elle vit seule, entre son téléphone, son canapé, sa cuisine et sa chambre. Il sera question uniquement d’elle dans ce film. Un mois, celui de février, que le spectateur passe en tête à tête avec les désirs, espoirs et mensonges de Laura. Autant dire qu’il faut s’accrocher puisque son quotidien se résume, en général, à manger, dormir et donner son corps en pâture à des inconnus. Pas étonnant qu’Année bissextile a mis tant de temps à voir le jour. Après des études pour devenir scénariste, à trente-sept ans, sans un sou en poche et quelques écrits pour le théâtre, Michael Rowe pense à réaliser son premier film. Sauf qu’un huis clos autour d’une femme arrondie, seule et sadomasochiste n’intéresse personne hormis une jeune boite de production, Machete Producciones. Le pari était risqué, mais Michael Rowe a eu la chance de rencontrer des acteurs formidables, Gustavo Sánchez et Monica Del Carmen, qui donnent à ce film une fougue incroyable et parviennent à faire surgir de la banalité une situation incongrue.
L’ennui et la pourriture règnent en maîtres dans la première partie d’Année bissextile. Isolée, le personnage s’enferme dans son appartement infestés d’insectes en tout genre et n’en sort que pour ramener un homme dans son lit. Le sexe dégoûte, les espoirs sont vains, cette proximité avec la laideur de son monde suggère un univers familier. Tous les gestes de l’actrice deviennent routiniers tant sa vie n’est qu’une incessante répétition de journées semblables à toutes les autres. Les rôles se renversent, les spectateurs deviennent des voyeurs, épient sans indiscrétion la vie d’une femme pendant que celle-ci scrute la vie des autres. La caméra ne sort pas, elle attend au pas de la porte son retour et regarde cet oiseau enfermé dans une cage. Pour éviter la sombre et pathétique histoire d’une femme sans amis, sans famille, sans mari, prisonnière de ses mensonges et d’une sexualité outrancière, Michael Rowe glisse un élément perturbateur (l’arrivée du sadomasochiste Arturo) et emmène son héroïne dans une quête du plaisir s’alliant avec la volonté de mourir. Ces parallèles rappellent vivement L’Empire des sens mais le réalisateur abandonne l’apologie de l’éros pour se rabattre sur un trauma non explicite. Si bien que le non-dit devient la source du drame et de l’intrigue et vient alimenter les nombreux mensonges de l’héroïne. Tant que Laura cache sa « vraie » vie à ses proches, le spectateur approche le quotidien d’une femme mise à l’écart de la société sans pour autant percer ses secrets.
Plus la date fatidique du 29 février (noté d’une croix rouge sur le calendrier du personnage) approche et plus la tension s’accroît. Arturo, personnage aussi solitaire et détraqué s’immisce dans la vie de cette jeune mexicaine. Année bissextile bascule vers l’obscène avec brio. Il n’y a ni pudeur ni érotisme dans la mise en scène de la sexualité de l’héroïne. Le sexe se filme sans pincettes, de manière frontale, sans vulgarité et toujours en plans fixes agrémentés d’une lumière blême. Michael Rowe choisit un angle qui accable son personnage dans une position successive d’échecs et de domination jusqu’à la soumission. Le sexe est comparable avec une mécanique sans limites voire même animale. Les tentatives avortées de Laura pour parvenir à aimer et être aimée peuvent autant susciter l’empathie que provoquer la moquerie puisque toutes ses relations avec les hommes demeurent un fiasco souvent anecdotique. Michael Rowe la présente dès l’ouverture du film comme une femme paumée à la recherche de l’amour mais ne le trouvant jamais. Ce passage constitue le seul moment hors de l’appartement : Laura déambule dans un supermarché, choisissant avec nonchalance quelques boites de conserve et autres tablettes de chocolat en tout genre, jusqu’au moment où elle croise un séduisant jeune homme dont elle perdra vite la trace. L’amour de Laura se base d’emblée sur des valeurs mercantiles, fondées elles-mêmes sur des principes de pouvoir entre dominants (les hommes) et dominés (les femmes). Quand elle rencontre Arturo, elle se laisse envoûter par le charme d’un homme, du sexe, de l’amour, jusqu’au sadomasochisme et même jusqu’à la mort. Année bissextile devient alors une subtile analyse de la complexité des relations humaines. Laura projette d’être une femme aimée, s’imagine libre bien qu’elle vive enfermée, elle cherche autant à dominer que se soumettre à son bourreau, elle est autant l’être que le néant, autant sadique que masochiste. Le masochisme comme le sadisme n’est t‑il pas, comme le dit Sartre, « assomption de la culpabilité » ?
Michael Rowe manie l’art de l’intrigue avec cette tendre maladresse des premiers films. Les détails qu’il parsème dans son scénario, ces quelques objets mystérieux dont un cadre près du lit, un rasoir et un calendrier, sont exposés dans une démarche presque scolaire, trop lisse et parfaite. Ces trois détails se rapportent à une seule et même personne qui n’a pas de nom et dont (presque) rien ne sera dévoilé. Est-ce à cause de son père, mort le 29 février, que Laura noue des relations désespérées et éphémères avec des hommes ? Pour éviter une médiocre psychanalyse, Michael Rowe choisit ‑à raison- de taire les origines du mal pour mieux s’attarder sur les relations bancales de cette femme avec les hommes. La seule sensualité de ce film se limite au sublime corps de l’actrice Monica Del Carmen. Son jeu sans réserve sonne comme un dévouement inconditionnel à son réalisateur, Michael Rowe.