On peut reconnaître à Alex Garland sa soif d’absolu, tant il s’attaque sans relâche aux thèmes les plus fondamentaux de la science-fiction. Ex Machina, sa première réalisation, s’engageait même dans une parabole fusionnant les réflexions philosophiques d’Isaac Asimov avec un enseignement philosophico-religieux sur la Création. Auréolé de la sympathie critique dont a bénéficié ce premier essai, Garland poursuit ses obsessions en même temps que son programme de science-fiction cérébrale avec Annihilation. Le scénariste-réalisateur n’a rien perdu de son ambition, mais il y a tout de même de quoi rester dubitatif une fois perdu au cœur de ce labyrinthe végétal à l’architecture si laborieuse.
Un objet cosmique s’écrase dans un marécage du sud des États-Unis, faisant apparaître une zone à l’intérieur de laquelle la vie est désormais soumise à une génération spontanée incontrôlable, et qui s’agrandit de jour en jour. Lena (Natalie Portman) est la seule survivante d’un groupe de cinq scientifiques parties explorer la zone afin de trouver comment stopper ce phénomène qui risque d’engloutir la planète entière. Au rythme d’un survival contemplatif, nous parcourons ses souvenirs, entre marche dans l’inquiétante forêt et moments de sa vie passée. Entièrement psychologisante, l’intrigue nous mène ainsi d’allégories en métaphores autour de l’image du cancer, ce désordre créatif qui n’a de différence avec l’apparition de la vie sur Terre que son caractère irrémédiablement destructeur. Peut-être Léna est-elle atteinte de ce mal, ou peut-être est-ce une autre sorte de tumeur qui la ronge, celle du désir d’autodestruction suite à la mort de son mari au cours d’une mission secrète, ou peut-être est-ce encore le feu d’une culpabilité dévorante. Il s’agit certainement d’un peu tout à la fois. Évoquée dès les premières minutes du film, l’image de la tumeur se retrouve ainsi partout, au service d’un nouveau récit symbolique à propos de l’acceptation de la mort. Lena déclare le trépas comme une « erreur de Dieu », et observe, fascinée, ce nouveau monde que le Grand Horloger aurait déserté, fertile de toute la beauté imaginable comme de la pire monstruosité. On pense à After Earth, à son lien entre une Nature menaçante et le parcours intérieur de celui qui la foule. Comme dans la Terre du futur de Shyamalan, le parcours se fait à l’ombre d’une menace invisible qui rôde, prête à s’abattre et à déchiqueter la victime qui aurait péché par faiblesse. L’horreur s’installe doucement, suintant de cet univers polychrome, puis culminant dans une scène nocturne cauchemardesque. Cet Annihilation est bien plus enivrant, car plus insaisissable, que le très mécanique Ex Machina. C’est pourquoi il est d’autant plus regrettable que Garland ne protège pas cette belle étrangeté et fasse le choix de la surcharge symbolique.
Danse macabre
À force de trop souligner à quel point son film est troublant et intellectuel, Garland noie de belles idées de cinéma. Les flashbacks flottent sans lien çà et là au fil du montage, appesantissant le film plus qu’ils ne l’enrichissent. Mais dans ses meilleurs moments, il faut voir à quel point le réalisateur assume l’usage psychédélique du numérique. Le miroitement qui entoure la « zone X » se teinte d’un spectre de couleurs hypnotique, les plantes imitent les formes du corps humain, et les crocodiles fusionnent (ce n’est pas une blague) avec des requins. Certaines visions, surtout quand elles sont fugaces, sont saisissantes, et l’on contemple nous aussi cette création sans limite qui abolit les règles de la biologie. Si le numérique permettait dans Jurassic Park de redonner vie à des espèces disparues, les créatures d’Annihilation semblent s’inventer, elles, au fil du film, par croisements hasardeux. Les images de synthèse méritent ici plus que jamais leur appellation, car elles permettent une fusion des formes qui conduit simultanément à la luxuriance et au chaos. « Nous nous désintégrons », lance le personnage incarné par Jennifer Jason Leigh, « corps et âme ! ». En guise d’épreuve finale, Léna se retrouve face à son double né d’une goutte de son sang, qui se met à imiter chacun de ses mouvements. De part et d’autre d’une caméra numérique, l’actrice et son doppelgänger se font face et entament un affrontement évoquant une danse macabre, qui compte parmi les moments les plus glaçants de ces dernières années. L’imitation y finit par étreindre son modèle, au point de le faire suffoquer et de le masquer entièrement du plan. Cette présence totalement dépourvue de volonté propre, et justement terrifiante pour cette raison même, trouve ici une magnifique forme cinématographique en tant que pur être numérique . Le produit d’une folie créatrice se retrouve être le véhicule de la mort par invasion, comme un cancer. N’y voyons pas une condamnation des effets spéciaux contemporain : la direction artistique est chaque instant sublimée, les rendus surréalistes poussés dans leurs derniers retranchements ; mais plutôt une inquiétude face à l’infini des possibles. Personne ne sortira épargné du contact avec le désir de création sans mesure menant à l’autodestruction, semble conclure le film. Tout ceci était bien suffisant, mais Alex Garland en fait trop, condamnant son film au mal qu’il dépeint, par un foisonnement d’interprétations possibles qui étouffent ce qui aurait pu être une très belle réussite.