Civil War n’est pas l’imposant film de guerre qu’auguraient ses bandes-annonces, et c’est tant mieux. En nous plongeant directement dans un pays en proie au chaos, le road-movie d’Alex Garland s’inscrit dans un autre sillon du cinéma américain : le film d’horreur postapocalyptique hérité de George A. Romero. Quatre reporters prennent la route en direction de Washington, dans l’espoir de faire l’ultime interview d’un président despotique dont ils pressentent la chute imminente. Sur le chemin, ils assistent à ce qui s’apparente davantage à une épidémie de violence qu’à un véritable conflit armé – une impression renforcée par l’absence d’explication sur l’origine de la « guerre civile ». Les américains torturent et assassinent leurs compatriotes pour des raisons si diverses qu’on ne sait même plus à quel camp ils sont supposés appartenir.
Garland parvient à s’éloigner de la veine creusée par les survival récents les plus emblématiques (notamment The Walking Dead et The Last of Us) en épousant le point de vue de photographes. Lee (Kirsten Dunst), reporter de guerre chevronnée, accepte à contre-cœur que la jeune Jessie (Cailee Spaney) accompagne leur équipe. L’initiation de cette dernière à la réalité du terrain innerve les différentes situations égrainées par le récit : au fond, les considérations photographiques (trouver le bon angle, la bonne distance, etc.) constituent leur enjeu principal. Ce faisant, le film dépeint des protagonistes qui subissent moins l’horreur qu’ils ne la traquent. En intégrant, sous la forme d’images fixes, les clichés de Jessie au sein même du montage, Garland met aussi en lumière leur attitude de charognards : dès la scène d’ouverture, la jeune femme photographie Lee penchée sur un cadavre, quelques instants seulement après l’explosion d’une bombe.
Au regard de ce plan, le film s’apparenterait presque à un manifeste à charge contre les journalistes, notamment lorsque le groupe rencontre une autre équipe de reporters. Ces témoins habitués aux horreurs du monde se comportent comme des safaristes en compétition et de véritables têtes brûlées accros à l’excitation, au point de devoir chaque soir s’assommer de divers stupéfiants pour trouver le sommeil. Le personnage de Joel (Wagner Moura) ressemble même davantage à un junkie qu’à un professionnel de l’information, lui qui ne manque jamais de s’arrêter en chemin dès qu’une bonne occasion se présente, aussi risquée soit-elle. Jessie semble suivre la même voie : « Je ne me suis jamais sentie aussi vivante », déclare-t-elle après avoir frôlé la mort lors d’une rencontre avec un milicien sadique. Quelques instants plus tôt, un journaliste agonisant contemplait le spectacle offert par des étincelles volant autour de sa voiture, comme si mourir sur le champ de bataille s’apparentait à l’épiphanie d’une overdose.
L’art de la guerre
Mais Garland explore néanmoins de manière plus retorse qu’attendue cette pulsion macabre, pour aller au-delà de la simple critique des médias : il opère surtout un parallèle entre l’appétit voyeuriste des journalistes et celui des spectateurs avides de spectacle. L’enjeu de chaque scène consiste, conformément au programme d’un film d’horreur, à trouver le moyen de se rapprocher au plus près du danger. Sans jamais basculer dans une mise en abyme appuyée, les personnages paraissent même parfois cadrer eux-mêmes les scènes, comme dans cette séquence située dans une petite ville préservée des combats : un des reporters chuchote à Lee de regarder vers les hauteurs, ce qui provoque un léger mouvement vertical de la caméra et révèle des silhouettes de miliciens sur les toits alentour. Dans la scène de l’assaut de la Maison Blanche, la caméra suit le commando en se tenant au plus près de lui, organisant un jeu de miroir avec le travail des photographes. Les prises de vues filmées alternent avec les clichés de Jessie, achevant de pointer un parallèle entre les armes d’un côté, et les appareils photos ou caméras de l’autre : dans les deux cas, ce qui compte avant tout est de viser juste.
Lee, quant à elle, prend alors conscience de la gravité de ce qui se joue sous ses yeux. On peut discerner dans sa réaction la nécessité d’un contrepoint moral (un personnage au moins ne se « réjouit » pas de prendre part à cette expédition meurtrière), mais les raisons de son désespoir restent floues : résulte-t-il de sa prise de conscience d’un échec à alerter sur les horreurs de la guerre, ou d’avoir participé à provoquer ce conflit en esthétisant ses pires dérives ? Ou réalise-t-elle que ce déchaînement de violence est justement motivé par un désir « d’être sur la photo » ? Car au bout du compte, le trophée des vainqueurs prend la forme d’un cliché dans lequel ils posent avec leur proie, le regard rivé sur l’objectif. Des retransmissions télévisées de répression policière ouvrant le film à cette conclusion, tout ramène à une guerre des images. Il y a de quoi être surpris qu’un tel point de vue vienne d’un réalisateur coutumier d’une esthétisation criarde de l’horreur. C’est toutefois précisément parce qu’il questionne la terrifiante photogénie de la mort que Garland signe son premier film convaincant.