Les mauvaises habitudes ont la vie dure. Argo s’ouvre de façon séduisante, récitant sous forme de storyboards au style de comics un pan d’histoire tourmentée de l’Iran du XXe siècle, des années 1950 à l’instauration de la république islamique en 1979. C’est juste après cette séquence, alors que le spectateur tant soit peu renseigné sur le sujet du film a bien compris que l’histoire qui va suivre s’inscrit dans cette grande histoire, qu’on lui assène le coup de massue : le fatidique carton « BASÉ SUR UNE HISTOIRE VRAIE ». Non qu’il eût été absolument inutile (quoique…) de préciser que la petite histoire, même prenant appui sur la grande, ne relèverait pas de la fiction pure. Mais insérer cet autoritaire carton juste après le cours d’histoire n’est pas un geste anodin. Il revient à remettre un coup de pinceau bien épais sur le déjà suspect cachet « certifié authentique » de l’entreprise, incitant encore plus à la méfiance.
Il ne s’agit pas seulement des inévitables arrangements contractés avec les faits : c’est surtout qu’au-delà de ces petites tricheries, plus ostensiblement on incite la fiction à brandir une telle pancarte, plus grande est la crainte de ne découvrir que misère créative derrière. Ce n’est pas une règle mathématique, évidemment : plutôt une équation dont l’inconnue serait l’inspiration du réalisateur à composer avec ce paramètre publicitaire d’ « authenticité » généralement imposé par les studios (à Hollywood, en tout cas). Or non seulement Argo confirmera tristement la règle, mais il remettra une couche de « certifié authentique » dans son générique de fin, où des photogrammes d’archive sont mis en parallèle avec la reconstitution qui en a été faite dans le film ; seulement le mal est fait, et cette ultime caution ne fait qu’ajouter à l’exploitation inutile voire obscène.
Subterfuges et reproductions
À l’origine, donc, il y a une histoire vraie, voire incroyable-mais-vraie, restée dans les mémoires sous le nom de « subterfuge canadien ». Le 4 novembre 1979 à Téhéran, des partisans du nouveau régime investirent l’ambassade américaine et prirent cinquante-deux otages, générant la « crise » restée fameuse. Or six diplomates échappèrent à la capture ; leur fuite leur mena jusqu’à l’ambassade canadienne où ils devaient rester terrés plus de deux mois. En janvier 1980, la CIA se chargea de leur exfiltration suivant un plan rocambolesque monté par un de ses experts en faux et en déguisements, Tony Mendez : une fausse équipe de tournage canadienne, envoyée en repérages pour un film de space-opera bidon à direction artistique simili-orientale, en contact avec un studio fictif cependant monté avec la complicité de vrais artisans hollywoodiens collaborateurs de l’Agence, dont le maquilleur vétéran John Chambers. Entre politique internationale, comédie des faux-semblants bigger than life, mise en abyme de l’industrie hollywoodienne et poursuite à suspense, la réalité des faits, même romancée à la sauce maison (la vie de famille de Mendez à l’époque, bien récrite), fournit ici une matière propice à un bel exercice d’équilibriste des registres.
Hélas, le scénariste Chris Terrio et le réalisateur Ben Affleck ne prennent pas vraiment le risque de cet équilibre, préférant jouer chaque registre dans sa case, et avec une inspiration au minimum syndical. On commence par les scènes de foule belliqueuse en caméra à l’épaule imitant les films d’archive. On poursuit avec les conciliabules dans les bureaux sans fenêtre de la CIA. Puis vient le vrai morceau de bravoure : la mise en place du subterfuge à Hollywood, qui consiste principalement à y aller à la tchatche pour obtenir des partenariats, et à commenter à coups de bons mots la médiocrité au sein de « l’usine à rêves ». Enfin, Mendez le héros part à Téhéran et embarque tout le monde après une interminable séquence de suspense jouant ad nauseam sur la concordance des temps (la fausse équipe de tournage se dirigeant vers la liberté étape par étape, avec à chaque fois une fraction de seconde d’avance sur la police iranienne qui remonte sa piste).
Simulacres et effets d’annonce
Affleck emballe tout cela sans autre regard que celui du technicien qui vise la scène bien emballée avec un investissement minimal. Sa mise en scène se résume à l’application sèche d’un savoir-faire répliquant les standards vus dans d’autres films ou sur d’autres supports (l’influence des news télé), sécheresse au diapason de la transparente musique d’Alexandre Desplat (le plus insipide des compositeurs de musique de film en activité). Du coup, la tension reste de surface, la comédie reste convenue, l’émotion reste contrefaite. La seule valeur ajoutée qui fasse écran et sorte ce spectacle de l’informité absolue — mais pas de son triste anonymat — tient dans les dialogues, dont on imagine les auteurs constamment à la recherche de la réplique qui tue. Les passages à Hollywood donnent ainsi lieu à un festival de vannes vachardes entre gens du métier et faites pour faire rire ceux-ci au moins autant que les autres, tenues avec entrain par deux habitués des archétypes à‑qui-on-ne-la-fait-pas et à dialogues fleuris, Alan Arkin et John Goodman (au passage, ce dernier doit en être approximativement à son 132e rôle dans une évocation du milieu du cinéma). Les autres scènes cherchent plutôt leur impact dans les sentences graves et définitives qui souvent les closent, la plupart pour asséner la même évidence ne présentant aucun intérêt par elle-même (en gros : « ce plan est improbable et débile, mais c’est notre seule chance de sauver les diplomates »).
Autant dire qu’à l’instar de la trop grande majorité des fictions based-on-a-true-story, celle-ci ne tient pas franchement ses promesses en n’enfonçant scrupuleusement que des portes ouvertes, sous la direction de maîtres d’œuvre jouant sur du velours. De ces derniers, on ne pourra pas éviter de parler, d’ailleurs. Pour les compères producteurs George Clooney et Grant Heslov, une telle facilité est une évidence : les dessous agités de la politique intérieure et extérieure américaine, les vannes balancées à leurs copains de Hollywood, cette impertinence trop facile et calibrée pour être honnête, ils en ont déjà une longue pratique. Tout au plus surprennent-ils ici en renonçant à toute posture dénonciatrice de démocrate bon teint, Argo se livrant, au bout du compte, à une apologie pas vraiment déguisée des magouilles de la CIA « pour la bonne cause ».
Démonstration et mystification
Le cas du troisième larron de Clooney et Heslov, le producteur, réalisateur et interprète Ben Affleck, est plus pervers. Le terrain de la fiction internationale est nouveau pour lui, après deux premiers longs-métrages nourris à la criminalité bostonienne ; le bonhomme a cependant tout à y gagner, avec une critique et un public déjà bien disposés par la séduction de ses débuts, et qui ne manqueront pas d’évoquer « une nouvelle corde ajoutée à son arc », à cette carrière qui laisse tout de même songeur. Acteur souvent moqué pour la médiocrité de ses prestations et pour l’emballement médiatique autour de sa vie amoureuse, les acclamations dont il fait aujourd’hui l’objet de la part de beaucoup, à commencer par ses pairs hollywoodiens, laissent penser que ce mouvement de balancier était précisément ce qu’il cherchait : substituer à une réputation peu flatteuse celle d’un professionnel à la compétence reconnue, capable de filmer comme les « grands » — en se dispensant de faire montre d’une réelle personnalité.
Soit des films conçus comme autant de certificats d’aptitude, d’actes de bonne foi, qui ne se cachent même pas d’emboîter sagement le pas à d’autres, tout en roulant des mécaniques pour se donner l’air plus habité que la moyenne. Gone Baby Gone, situé sur le même terrain géographique et littéraire que Mystic River de Clint Eastwood, capitalisait sur le matériau d’origine (un autre roman de Dennis Lehane), sur la dégaine décalée du héros détective privé, et sur des débats binaires appuyés entre bien et mal. The Town était un film de braquage parfaitement anonyme, indistinguable du tout-venant du genre, seulement plus long et prenant plus ses clichés au sérieux (une sorte de petit Heat, en somme). Le petit jeu des similitudes entre films d’un « auteur » s’avère ici presque trop facilement productif. Les deux premiers films se rengorgeaient de la ville de Boston, vue en plans aériens et par le prisme sociologique des portraits de classes défavorisées, sans que ces visions urbaines apportent autre chose qu’un arrière-plan décoratif, telles des vignettes télévisuelles. Ils partagent avec Argo le goût pour les sentences définitives et aspirant à la postérité, formulées avec un aplomb disproportionné au regard de leur sujet.
Enfin, dans The Town comme dans Argo, Affleck acteur dirigé par lui-même met le paquet pour montrer la palette de son jeu sur un archétype rebattu, sans beaucoup plus de succès que chez d’autres réalisateurs — il faut voir comment, dans le dernier, physiquement transformé (visez un peu la barbe), il campe paresseusement le professionnel désabusé, au bout du rouleau, peu orthodoxe mais ne recherchant bien évidemment que sa rédemption et celle de sa famille. Mais voilà, le bon accueil fait à ses exercices derrière la caméra s’avère bien utile pour masquer ses faiblesses devant. On ne peut que constater à quel point Affleck « rachète », à l’adresse de tous, sa carrière de star sans charisme par une faculté de réalisateur à se fondre consciencieusement dans les standards tout en se donnant des airs de grandeur, un aplomb fabriqué. Et l’opération porte ses fruits, crescendo : Gone Baby Gone et The Town ont suscité des admirations ; Argo, avec son gros sujet, a toutes les chances de squatter les prochaines nominations aux Oscars. Bon plan pour l’Academy et pour l’ex-tête d’affiche du conspué Daredevil ; très mauvais plan pour le cinéma.