Avant d’aborder un film tel que To the Wonder, dernier long-métrage de Terrence Malick, tourné dans la foulée de The Tree of Life (palme d’or 2011 à Cannes), il faut prendre quelques pincettes nécessaires. D’abord préciser que notre déception ne relève pas d’une allergie aux grandeurs. Le cinéma d’aujourd’hui a plus que jamais besoin de vastes opéras, d’ambitions démesurées, de nobles prétentions, de cosmogonies célestes et d’épopées flamboyantes. Il en a besoin pour sortir des valeurs menues qui cimentent une grande majorité des productions dites indépendantes, infimes tricotages de petits riens, minuscules cerclages autour de sentiments riquiqui, qu’on encense volontiers parce qu’elles n’élèvent jamais la voix trop haut. Fi donc de la délicatesse, de la pudeur et de l’humilité : nous voulons les trompettes de Wagner, des coups de tonnerre et des cataclysmes. Nous avons de l’appétit à engloutir galaxies et systèmes dans une pièce montée de formes – travellings et élans intersidéraux – quitte à se prendre le risque qu’elle s’écroule sur nous.
Il ne faudrait pas non plus tomber dans l’excès inverse, la crédulité béate et inébranlable que le cinéaste semble inspirer, sorte de respect muet et humide, à ses plus fidèles thuriféraires. Malick nous interroge, nous perturbe, nous énerve, mais son film reste certainement, pour l’instant, l’objet le plus curieux, le plus délirant, le plus bizarroïde aperçu dans cette terne Mostra. To the Wonder semble directement sorti – et la proximité dans le temps achève de nous pousser sur cette voie – de la cuisse liturgique de The Tree of Life : même si les premiers plans affichent une texture numérique brute (celle des petites caméra portables et domestiques) avant de revenir au grain chaleureux du 35mm, on reconnait la patte du cinéaste, ses plans courts lancés comme une présence bienveillante et curieuse autour des êtres, avide de leurs gestes virevoltants comme de translucidité (à travers les étoffes, les vitres, etc.), accompagnés au son par les fragments épars d’une prière en voix-off. Ici, l’œil de Malick s’enroule autour d’un couple (Olga Kurylenko et Ben Affleck) qui se fait à Paris et se défait en Oklahoma, survolant en deux heures toutes les étapes de son aventure émotionnelle, épousant l’incessant ressac des sentiments, comme arrimé à leur essence volatile.
Pourtant, To the Wonder reste indéfectiblement figé, peut-être moins à cause de l’emphase qu’on reproche habituellement au cinéaste qu’à un certain effet de bégaiement, une difficulté à moduler son régime de sublimation permanente. D’un coté, on sent que le film vise l’épiphanie de chaque plan, l’efflorescence de chaque image, le miracle spontané sans cesse reproduit et venant se signaler par la lumière, le geste, le vent ou toute autre saillie de la divine nature. Plutôt que de laisser advenir la grâce, en son instant unique, fugace et imprévisible, ce principe d’accumulation la suspend en un point d’orgue éternel. Mais depuis The Tree of Life, le passage du cosmos à la problématique du couple fige la grâce en une collection de vignettes extatiques, sortes de concentrés d’existence, qui s’additionnent les unes aux autres comme une étrange bande-annonce sur un mode prophétique, futur antérieur qui semble nous promettre l’avènement de quelque chose – mais quoi ? Par là, Malick poursuit une démarche expérimentale qui consiste à voguer sur les liaisons métaphysiques du monde, plutôt que d’avancer par des voies psychologiques plus usitées. L’essentialisme constant de son filmage, qui cherche à acculer l’instant sur sa crête, à son apogée, rencontre inopinément une certaine définition du bien-être publicitaire – à force d’immensité, de couchants irisés et autres prédications chaudement murmurées au creux de l’oreille.
La beauté du film, en revanche, tient solidement et surtout à la pente de son récit : l’épreuve du mariage et de son sacrement, d’abord retardée puis rattrapée de justesse et finalement consentie. Mais ce récit, par auteurisme, Malick se refuse à le prendre en main, et préfère le caresser à la périphérie de son geste de cinéaste, l’évoquer au passage, par petites touches allusives, sans jamais consentir à redescendre sur terre. Du coup, ses acteurs écopent d’une mission impossible : ne rien « jouer », mais exprimer à chaque seconde l’essence de leur être, dans une suite d’instants choisis, un best-of émotionnel qui se résume bien souvent à la gratuité des actes « désintéressés » qu’il leur reste à produire devant la caméra. Le bonheur, c’est donc simple comme tournoyer sur soi-même, faire voler sa robe au vent, batifoler dans les champs de blé, jouer comme des enfants, se jeter dans les bras l’un de l’autre, contempler la nature, la frôler, ne faire qu’un avec elle. On voit bien, à ce rythme, ce qui rapproche dangereusement Malick du programme publicitaire : la confusion du Bien avec le bien-être, le ravalement de la durée à une éternité théorique, la compression du temps présent en une acmé individuelle, l’adhérence à la sensation… Le bégaiement du film tient quelque part à ce refus de redescendre, de toucher terre, de se maculer au pragmatisme du récit (la grandeur du cinéma hollywoodien) pour s’isoler dans sa tour d’ivoire et finir comme une longue pub pour le Paradis. Cela n’a rien de honteux mais nous rend nostalgique, à terme, de la Chair du Christ.