Cinq ans après le stimulant Saudade, le collectif japonais indépendant de cinéma Kuzoku, emmené par sa figure de proue Katsuya Tomita, continue son petit bonhomme de chemin avec un aplomb intact et bienvenu. Comme le précédent, Bangkok Nites est un film d’exploration patiente — un peu plus de trois heures (l’autre en faisait à peine moins). Ce faisant, il creuse l’envers d’une piste déjà évoquée dans Saudade, concernant les allers-retours de Japonais en mal d’amour entre le pays et la Thaïlande ; à travers ses personnages s’expatriant volontiers hors des frontières de l’archipel, il prolonge une interrogation de la relation du Japon au monde et particulièrement à l’Asie. Le lieu qui sert de point d’attraction à Bangkok Nites est bien emblématique de ce propos : la rue Thaniya de la capitale thaïlandaise est le foyer d’une prostitution visant exclusivement une clientèle nippone.
Fort de ses observations documentaires et de son intégration aux lieux (la préparation du film a duré près de cinq ans, pour pouvoir tourner sur site et diriger de vraies professionnelles du quartier dans leurs rôles), Tomita jette sur ce milieu de location de chair humaine un regard où l’on ne lira ni sévérité ni complaisance, simplement la mise en évidence sereine d’un marché dont les fondations vont au-delà de la sulfureuse balance sexe-contre-argent. Les filles profitent comme elles peuvent de leur temps libre, commentent le business, se débattent avec leurs affaires privées, y vont sagement avec la drogue locale (et l’on ne verra pas l’ombre d’une « prestation » à l’écran). La caméra rend respectueusement les bruissements de vie de cette communauté unie par la nécessité de tirer avantage de l’exploitation consentie de son corps : dans les scènes où, groupées sur des gradins, les filles s’occupent ensemble en attendent leurs clients, elles sont filmées en un seul travelling latéral, comme pour ne pas devoir les diviser tandis qu’elles profitent de leur répit en commun.
Du côté des clients, on y trouve moins des mâles lubriques que des étrangers arrivant comme en terrain conquis, laissant transparaître leur satisfaction d’être des Japonais (mais aussi, paradoxalement, d’être loin de chez eux) et leur relation pleine d’affects à une Thaïlande qu’ils fantasment, voire au reste de l’Asie du Sud-Est — une attitude étonnamment proche de celle des entrepreneurs, japonais également, qui, dans un cercle supérieur du système, tâchent de faire fructifier le business. Sous la sérénité du regard du cinéaste, se dégage ainsi l’image d’une forme de colonisation consentie, où le territoire accueille une population étrangère qui prétend disposer de lui à loisir et sans égards pour sa souveraineté — l’étranger étant japonais, des souvenirs d’une colonisation de l’Asie sous une forme bien plus cruelle sont inévitables. D’ailleurs, une partie du film va s’intéresser à cet aspect historique des diverses occupations de la Thaïlande, par d’autres que les Japonais.
Fractures intérieures
Car comme Saudade, Bangkok Nites suit des pistes en restant à l’affût des bifurcations et des possibilités de s’enrichir, et il est somme toute logique que cela l’invite à sortir du cadre strict de la prostitution, explorer un territoire plus vaste. Ce sont deux personnages qui nous ouvrent la marche. Il y a d’abord Luck, une des filles les mieux cotées de la rue Thaniya (jouée par une vraie travailleuse du lieu, Subenja Pongkorn). Il suffit d’un plan, le tout premier du film, pour imposer le personnage : une baie vitrée donnant sur Bangkok la nuit, un reflet qui évoque un corps translucide flottant sur la ville, et une voix off dépitée : « Bangkok… Shit !» avant que la caméra ne recule et ne montre la jeune femme elle-même, bien matérielle. Luck est en quelque sorte une reine de Bangkok, elle s’y est résolue, accrochée à son objectif de subvenir aux besoins de sa famille à la campagne, et pourtant une part intangible d’elle est ailleurs, ou entre les deux, incapable ou pas si désireuse de s’intégrer totalement au système où elle œuvre, on ne sait trop. L’autre personnage est Ozawa (joué par Tomita lui-même), ancien client de Luck avec qui la relation est implicitement devenue plus que professionnelle. Il a un passé militaire, des affaires qui ne tournent pas si bien, du mal à rester en place et s’adapter. Au tiers du métrage, les deux quittent ensemble Bangkok pour la campagne. La Thaïlandaise, tournant le dos aux fantasmes de la ville, retourne affronter la déprimante réalité qu’elle a laissée à la campagne. Le Japonais, à la rencontre d’un fantasme de pays profond (il ira jusqu’au Laos), continue sa fuite vers un ailleurs incertain. Et le film de prendre un tournant, partant avec eux chercher un autre territoire, d’autres histoires.
Curieuse dichotomie territoriale que celle créée par Bangkok Nites : d’un côté, la ville déverse ses lumières et ses bruits pour aguicher violemment sa clientèle ; de l’autre, la campagne laisse le calme tomber pour faire apparaître les histoires, réelles ou fantastiques, qui la hantent — un fantôme poète, le dos d’un monstre aquatique, des traces d’obus américains sur lesquelles le film superpose les sons des affrontements passés… Cependant, certains motifs se retrouvent des deux côtés de cette frontière : le commerce du corps, l’idée d’un pays qui dans son histoire aura été régulièrement la proie des exploiteurs, l’inadaptation de ceux dont l’esprit est ailleurs. Peu importe : les personnages, d’une manière ou l’autre, continueront jusqu’au bout de se trouver des destins jamais tracés, et le film de respecter jusqu’aux dernières scènes cette ouverture à l’inconnu.