Un film japonais au titre portugais, cela suffit pour être tant soit peu remarqué, notamment au festival de Locarno. Saudade, heureusement, a un peu plus à proposer. Entièrement produit et tourné par un collectif de cinéastes avec un mélange d’acteurs professionnels et amateurs, ce film-fleuve choral prend un peu moins de trois heures pour narrer un état économique par la fiction, ou plutôt les fictions, en une mosaïque de segments de trajectoires, d’instants, d’états des personnages et du regard de cinéaste qui les observe.
Seiji, marié à une patronne d’institut de beauté, s’est épris d’une Thaïlandaise qu’il envisage de suivre dans son pays. Hosaka, lui, revient justement de Thaïlande, séjour sur lequel il reste bien discret. Takeru, enfin, replié dans le nationalisme et la xénophobie, exhale sa violence dans son groupe de hip-hop, à travers des battles musicales contre une formation issue de l’immigration brésilienne. Point commun entre ces trois personnages ? Ils sont ouvriers, ils se croisent, fraternisent et se séparent sur des chantiers ou dans des bars, dans la ville de Kôfu à l’industrie déclinante. Saudade vise à conter ces trois trajectoires – en commun ou séparément – mais aussi leurs ramifications, par le truchement des personnages secondaires, les histoires se gonflant de dimensions nouvelles et parfois plus amples qu’elles (un sombre trafic d’eau de source en bouteille, de la séduction politique, une ex-copine de Takeru dissimulant son mal-être derrière une attitude de militante pour le rapprochement des communautés…), le tout en conservant soigneusement en arrière-plan le sujet sociologique potentiellement envahissant : un certain malaise de la société japonaise.
Inciter le regard à se renouveler
Ce foisonnant amas de fictions basées sur des constats du réel, le réalisateur Katsuya Tomita et ses collaborateurs du collectif Kuzoku ont choisi de le raconter en un format narratif propice à déjouer – autant que possible – les formatages de narration cinématographique. Si l’exploration de trajectoires parallèles (même aussi nombreuses) en montage alterné n’est évidemment pas inédite (revoir Short Cuts d’Altman), Tomita joue avec la lâcheté des limites de ce découpage pour faire du film autre chose que la mise en scène d’histoires bien définissables : des fragments, sur un intervalle de temps donné, d’un monde dont cependant l’existence outrepasse ces bornes arbitraires. Début sans introduction (deux protagonistes à table ont déjà sympathisé), fin attendue mais se gardant une ouverture. Les séquences alternées se suivent et se répondent, mais ne se ressemblent pas, car elles ne s’imposent aucun principe de dispositif rigide autre que celui, justement, de rendre compte de la variété et de la disparité des instants, des états qui jalonnent l’intervalle choisi. D’une séquence à l’autre, on passe de la scène courte à la longue, du plan fixe à la suite de travellings suiveurs, de l’éclairage naturel au clair-obscur travaillé (étonnants dialogues de bar isolant les personnages en pleine lumière mais à l’abri des regards extérieurs)… Tout en gardant l’œil sur tout le monde, le regard du cinéaste s’oblige à se renouveler à chaque changement de personnage, projetant de fait dans chaque scène ses propres états de cinéaste aux instants où il la tourne puis la monte.
Du regard au parti pris
Ce même regard, qui doit se remettre sur le métier à chaque instant, entretient cependant un certain flou sur sa vision globale du réel qu’il met en scène. Si l’idée d’une mosaïque d’histoires échappant au bornage du temps cinématographique se concrétise bel et bien en un récit convaincant, le foisonnement de celui-ci ne fait pas oublier qu’il pose quelques questions de fond, jamais appuyées mais bien présentes. Ce sont surtout les drames personnels des protagonistes qui les articulent : l’appartenance à un pays, les raisons qui poussent à en partir et à y revenir (à l’échelle personnelle et dans l’histoire nationale), l’attachement qu’il faudrait nourrir à son égard. Tomita laisse surgir ces questions avec l’air de les garder scrupuleusement ouvertes, en arrière-plan, de ne pas vouloir fournir de réponses à prendre. Mais parfois, peut-être sans s’en rendre compte, il se laisse aller à s’engager un peu plus.
Notamment, le personnage de Takeru, le rappeur extrémiste, le plus visible du film auquel il fournira sa dernière séquence, formule la question la plus évidente, celle du rapport à « l’autre », à l’étranger, à celui qu’on a fait venir pour subvenir à nos besoins et qu’on désigne ensuite comme bouc émissaire quand les choses tournent mal pour nous. Sans doute par crainte du hors-champ de la xénophobie de Takeru, pour que l’image prenne acte de l’existence de cet « autre », Tomita insère dans sa mosaïque quelques séquences de la vie quotidienne de Brésilo-Japonais. Seulement, ces tranches de vie, limitant cette communauté à des activités anodines – par opposition à celles montrées chez les autochtones – et à une réaction plus sereine vis-à-vis de la crise économique, sont d’une certaine façon plus néfastes que s’il n’avait pas filmé du tout ces gens, car elles concrétisent une autre forme de discrimination par l’image, quelque peu aggravée par l’aspect condescendant du geste d’avoir concédé à cet « autre » une part de représentation. Que Tomita regarde la communauté brésilo-japonaise comme des étrangers vis-à-vis de lui-même n’est pas si grave, évidemment. Qu’il formalise ce regard dans son film, sous le couvert d’un acte d’équité, est plus gênant. Un dérapage dans une entreprise autrement très intéressante, à laquelle, sans cela, on aurait pu adhérer sans réserves.