L’arche de Noé
Fidèle à ses thèmes de prédilection et son univers punko-musical, Felix Van Groeningen trouve, avec ce cinquième long-métrage d’inspiration personnelle, le sujet parfait pour sa mise en scène disparate, son affection pour les moments de crise et de passion, et bien sûr son attention dévorante pour la musique en train d’être jouée et/ou écoutée. Au bluegrass déployé dans le mélo Alabama Monroe il y a trois ans répond dans Belgica l’énergie du rock, avec tout l’imaginaire qui lui est associé. Les bières coulent à flots, les rails de coke s’enchaînent, le sexe est généralement crade et vite fait en coulisses : bienvenue au Belgica, rade du jeune Jo bientôt sublimé en club grâce à l’intervention de son frère Frank, aussi déluré que débrouillard.
Inspiré de l’expérience dont il a été témoin via son père, qui tenait un bar similaire à Gand, Felix Van Groeningen développe l’anecdote de la création du lieu éponyme. Mais Belgica n’a rien d’une success story, et c’est tout l’intérêt de ce film que d’inverser la dynamique narrative de son précédent long. Dans le mélo criard Alabama Monroe, c’était la tragédie personnelle du couple qui était au cœur du film, autour duquel gravitaient les scènes musicales, piètrement articulées au drame. Ici Felix Van Groeningen renverse la tendance en faisant de la musique, de la fête et de leur déploiement le cœur de son intrigue. Les soirées et concerts font l’objet d’une représentation revigorante. Mis en scène avec emphase, renforts de lumières, de basses et de gros plans sur la foule depuis le cœur de la fête, ils sont tous le sel du film. C’est dans ce tableau-là que Felix Van Groeningen excelle et rend son énergie, portée par tout une bande d‘acteurs de tous horizons qui représentent l’équipe du club et « l’arche de Noé » de ses habitués, communicative.
Lieu de perdition
Il y a bien une sorte de vacuité ou de vanité là-dedans, car ces moments ne valent qu’en soi et sont parfaitement déconnectés de toute avancée narrative – ce sont comme des temps suspendus, pendant lesquels il ne se passe plus rien d’autre, et où on oublie les intrigues satellites. Mais elles montrent d’une part une adresse dans la représentation de la fête et de son entraînant plaisir ; et remettent d’autre part les protagonistes au centre de l’intrigue. Le réalisateur les filme au milieu de la foule, donnant ainsi corps à leur accomplissement ; à l’image de cette première scène qui joue l’inauguration du lieu à son public avec l’arrivée des musiciens et surtout des instruments au cœur de l’image, les uns après les autres. Jo en est comme le chef d’orchestre, qui guide la mise en scène de cette ode punk à la fête, sous laquelle se cachent ambitions personnelles et contradictions, et surtout la relation fraternelle, qui ne dit jamais la profondeur de son attachement parce qu’elle est jouée en sourdine de l’anecdote principale.
C’est cette subtilité, à vrai dire inattendue chez Felix Van Groeningen, qui sauve le métrage de la pesanteur qu’on redoutait. Le réalisateur ne se complaît d’ailleurs pas dans les excès divers, montrant aussi bien l’envers du décor (souvent abusif ou négatif) que les saillies de jouissance (musicale, sexuelle, hallucinée) et d’euphorie qui accompagnent les deux compères aux commandes de leur club. Là où le précédent film du réalisateur péchait par excès de démonstration et gênait dans sa représentation factice du couple et de l’amour, Belgica joue ses cartes plus subtilement, dessinant en parallèle les trajectoires des deux frères, aussi opposées que complémentaires. L’idée n’est pas nouvelle, mais efficace, d’autant qu’elle heurte avec l’anecdote les idéaux de chacun à la dure réalité des choses, via ses échos sociopolitiques notamment et le racisme latent auquel se confronte l’utopie harmonieuse des deux frères.