Sophie Fillières était une cinéaste-île. Si on peut la rapprocher d’autres auteurs de sa génération, comme les Larrieu (avec qui elle a collaboré sur leur meilleur film, Un homme un vrai) ou Noémie Lvovsky, l’une de ses camarades de la première promotion de la Fémis, ses films ont toujours évolué à part, dans un à‑côté du cinéma français : ils ne ressemblaient qu’à elle. Le tournage de Ma vie ma gueule, son septième et dernier long-métrage, s’est achevé une poignée de semaines avant sa mort en juillet 2023, et la postproduction a été supervisée par ses enfants, Agathe et Adam Bonitzer. Difficile, dans ces conditions, de ne pas être bouleversé par un film qui, bien qu’il ait été écrit avant que la maladie de la cinéaste ne se déclare, ressemble à une tournée d’adieux.
Barberie Bichette (Agnès Jaoui) est un personnage typiquement fillièrien. Elle parle toute seule (vraiment toute seule, pas avec le spectateur), croule sous les angoisses plus ou moins absurdes, écrit des poèmes hirsutes, s’enferme dans un système dont elle seule comprend les règles et se laisse déborder par ses émotions. Comme Célimène/Nathalie (Chiara Mastroianni), qui au début d’Un chat un chat se rend dans un tabac pour acheter un paquet de cigarettes tout en demandant au buraliste de ne pas le lui vendre, elle arpente un monde hostile à son mode d’existence. Dès la première scène, elle raconte à une amie au téléphone qu’elle sort de la salle de sport pour se rendre chez elle, alors même qu’elle sort de chez elle pour se rendre à la salle de sport (comme si elle avait eu besoin de cet appel pour réorganiser sa journée). En somme, son déséquilibre paraît aussi irrémédiable qu’il est absurde. En trois parties (« Pif ! », « Paf ! » et « Youkou ! »), Fillières accompagne ce personnage de mère célibataire et instable en quête d’un équilibre. Le titre ne trompe pas : même si c’était déjà le cas avec Chiara Mastroianni ou Emmanuelle Devos (dans Gentille et Arrête ou je continue), la cinéaste met plus que jamais en scène un ersatz d’elle-même. Pour celles et ceux qui ont déjà vu Sophie Fillières parler, il est impossible de ne pas reconnaître dans la prestation d’Agnès Jaoui son phrasé, sa manière de dire des choses importantes sans avoir l’air d’y toucher, ou encore sa voix de fumeuse. Mais la ressemblance va plus loin, puisque la comédienne porte ici les vêtements et les bijoux de la réalisatrice, comme si, avant de mourir, cette dernière avait voulu immortaliser ces objets familiers. Le programme, présenté ainsi, peut sembler un peu sinistre, voire funèbre, et il est vrai que le film aborde assez frontalement la dépression de son personnage, mais ce serait oublier la drôlerie caractéristique du cinéma de Fillières. Dès que Barberie se retrouve face à quelqu’un, qu’il s’agisse de son fils, de sa fille, d’une passagère sous médicaments dans un bus (l’apparition truculente de la réalisatrice Pascale Bodet), ou de Philippe Katerine dans son propre rôle, un glissement s’opère. Le montage ménage toujours un silence, un contrechamp neutre mais parfaitement placé (notamment dans le bureau d’un effroyable psychologue) pour que la bizarrerie du personnage ou de la situation se décuple.
Si Sophie Fillières n’était pas une réalisatrice vraiment célèbre (même si le beau discours de Justine Triet aux derniers César l’a mise en lumière), c’est sans doute parce que ses films n’ont jamais totalement filé droit. Hormis Des filles et des chiens, imparable dialogue en plan-séquence de sept minutes pour lequel elle reçut le Prix Jean Vigo du court-métrage (l’une des seules récompenses de sa carrière), ils ont toujours arboré une structure légèrement bancale, traversés par un amour du trébuchement qui participe pleinement de leur charme. Ma vie ma gueule, son premier film présenté au festival de Cannes (elle était plutôt habituée à Berlin ou à Locarno), est un objet un peu inégal, notamment dans une deuxième partie plus terre-à-terre et laborieuse se déroulant dans un hôpital psychiatrique, mais le film se révèle par endroits sublime. La troisième partie voit Barberie retrouver peu à peu pied, au gré de retrouvailles et de quelques au revoir. Elle commence au moment où le personnage s’apprête à embarquer sur un ferry pour un voyage en Angleterre avec ses deux enfants, avant de décider de partir sans eux. La scène d’adieu qui suit est terrassante : sur le port, les enfants font de grands gestes à leur mère qu’ils n’arrivent pas à distinguer sur le bateau, tandis qu’à bord, derrière une vitre, elle les salue en retour, en répétant « Je vous vois, je vous vois, je suis là ». Le plan résonne évidemment de façon troublante avec le réel et l’idée même de la mort : invisible pour ses enfants, Barberie devient presque un fantôme, tandis que Sophie paraît saluer une dernière fois Agathe et Adam. Nous avons perdu une cinéaste aussi importante que discrète ; peut-être n’aura-t-elle jamais été immense, mais qu’importe, elle était grande petite.
NB : J’ai rencontré Sophie Fillières à la Fémis, alors que j’étais étudiant en scénario et qu’elle intervenait sur un exercice de lecture. Je me rappellerai toujours de la précision avec laquelle elle soupesait les textes et les répliques : elle était en effet, avant tout peut-être, une dialoguiste de génie. Voici un exemple, tiré de ce dernier film, dans une scène où Barberie s’adresse à un amour de jeunesse dont elle avait oublié l’existence : « Je ne suis plus la femme que je n’étais même pas encore à l’époque ».