À l’été 1959, le halo de tranquillité de la bourgade de Suburbicon, paisible petit coin de paradis économique américain, est soudainement rompu par la famille Meyers, famille noire nouvellement installée. Avec son esthétique mi-fable (des pages de livre, comme dans certains Disney), mi-publicitaire – soit une représentation iconique et fantasmée des années glorieuses américaines, le prologue dessine rapidement l’horizon satirique du film (pervertir l’idéal d’ouverture du rêve américain tel qu’il pouvait s’incarner dans les années 1950). Si la ségrégation raciale donne lieu à quelques scènes révoltées un peu convenues (comme lorsque les commerçants refusent de servir Mme Meyers), le sujet est finalement traité en surface, puisque le récit principal s’attache aux mésaventures de la famille Lodge – Nicky le fils, Gardner le père (Matt Damon), ainsi que sa femme Rose et la sœur jumelle de cette dernière, Margaret (Julianne Moore). Lorsque Rose est assassinée suite à un cambriolage qui tourne mal, l’arrivée des Meyers apparaît alors comme l’arbre cachant la forêt d’un vice profondément enraciné dans les fondations même de la ville. La mise en scène sème d’ailleurs d’emblée le doute sur l’exactitude du crime : les voleurs, déjà présents dans la maison, instaurent un étrange sentiment de familiarité avec la famille, asséchant toute la tension d’une attaque qui devrait contraster avec la paisibilité de Suburbicon.
Jeu d’interrupteurs
Si le film s’inscrit dans la veine esthétique de ses illustres scénaristes, Bienvenue à Suburbicon ressemble à un film des Coen dont on aurait retourné les coutures vers le versant visible. Alors que les deux frères cinéastes n’hésitaient pas, dans la plupart de leurs films, à manier l’ellipse et le non-dit, opacifiant les enjeux scénaristiques pour pleinement illustrer les tournures absurdes de l’intrigue (souvent dues à la profonde stupidité de leurs personnages), George Clooney opte au contraire pour des solutions narratives entièrement rationalisées. Lors d’une séquence de règlement de comptes en pleine rue notamment, l’absence de témoin est justifiée par le rassemblement de l’ensemble de la ville manifestant contre les Meyers. Le destin de ces derniers fonctionne ainsi comme couverture du récit principal (le destin des Lodge) : déporter la focalisation des autres personnages, et pointer l’aveuglement de la ville de Suburbicon, qui voit en l’étranger un monstre, alors que l’ennemi est intérieur.
Construisant son récit comme une baie vitrée – débusquer la monstruosité de l’autre côté du miroir social – la mise en scène des faux-semblants tombe vite à l’eau, court-circuitée par des intentions trop flagrantes : mettre à mal les préjugés raciaux d’une époque révolue avec une évidente arrière-pensée contemporaine. Suite au meurtre de sa femme, Gardner est invité à identifier les suspects au poste, caché par la teinte de la fenêtre. Toute la supercherie de la séquence tient ainsi à un circuit ouvert, puisque la perception n’est possible que d’un seul sens (uniquement le point de vue de Gardner). Le rétablissement (accidentel) de la lumière concorde ainsi astucieusement avec la fermeture du circuit, juxtaposant en un seul plan savoir des spectateurs et celui des personnages : Clooney cadre la vitre, de laquelle nous pouvons voir simultanément les suspects, et le reflet de la famille Lodge au complet, révélant tout le simulacre de l’opération. Cette mise en lumière (au sens propre) met prématurément fin aux derniers éléments de suspense, et condamne les péripéties à une haute prévisibilité. Reposant sur un récit maîtrisé, ainsi qu’un cadre – une banlieue des années 1950 – confortable puisque propice aux poncifs fantaisistes et parodiques, la réalisation exécute efficacement son cahier de charge esthétique, sans parvenir à se détacher de l’aspect clos et déjà-vu.