Au détour d’une petite séquence de Monuments Men, on voit George Clooney achever la réparation d’une radio mal en point. À côté de lui, un vieux copain feint de s’étonner. En vérité, juste de quoi permettre au taulier d’alpaguer le spectateur sur sa réussite, la ponctuant par une réplique du genre : « Bah oui, tu croyais quoi, que j’étais qu’un beau gosse ? » En effet, au fil des nombreuses mobilisations humanitaires et publicitaires de l’acteur, nul n’ignore que si l’icône Nespresso prend soin de se coiffer la moustache chaque matin, c’est toujours pour la bonne cause. Sauf qu’ici, face à sa grosse pantalonnade boiteuse et pontifiante, où quelques minutes suffisent à dissiper dans l’ennui les grandes promesses d’« Ocean’s Basterds » promises par le pitch, étonne la façon dont le réalisateur s’emploie à se faire plus bête qu’il ne l’est.
« Fier mais pas dupe »
Après avoir sobrement doré (Good Night, and Good Luck) puis déstabilisé sans conviction (Les Marches du pouvoir) son image de démocrate charmeur et intello, il est même troublant de voir l’intéressé parader affublé de ce ridicule costume de supercitizen, à la fois ambassadeur de la « coolitude » américaine et sauveur du monde libre. Car ce costume, que l’imaginaire collectif prête à ce sourire bright, et que l’acteur assume naturellement depuis ses débuts, le réalisateur a toujours cherché à l’égratigner par petites touches piquantes et bien senties. Comme pour révéler que derrière le quinqua militant, il y avait la conscience, le discernement, l’humour aussi. C’était, de film en film, quelques petits accrocs de coutures, quelque chose de grotesque dans la pose et d’anachronique dans l’idéalisme : on sentait l’individu fier de tant de gratitudes, mais pas dupe.
Cela explique peut-être qu’en quelques fictions planquées derrière leur direction artistique (reconstitution tapissée, chromatisme vintage), la mise en scène de Clooney ait toujours eu du mal à choisir entre ironie mesquine et premier degré lénifiant. Disons, entre suffisance du spectacle et contenance politique. Écartelé entre modernisme passe-partout et classicisme de gauche, se voulant à la fois cousin bon teint de Soderbergh et héritier relax de Hawks, il ne trouva jamais meilleur écrin que le monde de la télé, et jamais meilleur sujet que la paranoïa. Dans Confessions d’un homme dangereux, il ballottait un personnage d’animateur maboul entre plateaux de tournages bariolés et vieille Europe tristoune. Épaulé par un formalisme un peu volontaire (désaturation de l’image, ressauts chromatiques), le film entretenait une atmosphère de paranoïa lounge, pour la mettre au service d’une comédie schizophrène à l’origine double et doublement folle : une autobiographie, d’abord, celle de Chuck Barris, petit calife du divertissement débile (en France, on lui doit Tournez manège ! et Les Z’amours) se délirant agent de la CIA ; et un scénario, ensuite, celui de Charlie Kaufman, friand des délires gigognes et des portraits en vase clos. À l’arrivée de ce coup d’essai, un film intriguant mais rabougri, dont la folie apparente, repassée par l’académisme, accompagnait son sujet sans jamais l’arracher aux mailles serrées de son script. Au fond, il en ira du cinéma de Clooney comme du cinéma américain moyen : irréprochable en surface, peu remuant en profondeur.
« Éloge de la star citoyenne »
Cinéaste soluble, il recule ensuite de dix années, glisse des sixties un peu fofolles aux graves fifties du maccarthysme. Pas question, cependant, de s’éloigner de l’historiographie télévisuelle : ici, il s’agit même de s’installer encore un peu plus dans le confort intellectuel de la true story. Confessions d’un homme dangereux était une farce en Scope détraqué, écartelée par un delirium narcissique, Good Night, and Good Luck sera un film-dossier en noir et blanc, balisé par un civisme pédagogique. Une même supposition agite pourtant ces deux œuvres cathodiques : la psychose paranoïaque serait constitutive de la ménagerie médiatique, et, par extrapolation, de la société américaine. C’est prise de panique que la conscience s’éveille. Encore aujourd’hui, Good Night, and Good Luck étonne par son efficacité programmatique : une entreprise de compression du réel, qui profite de la concision de son lieu (un studio télé) et de sa trame (Ed Murrow, le David de la CBS vs Joseph McCarthy, le Goliath du Sénat) pour alimenter une intensité dramatique strictement factuelle (strié d’archives, le récit converge vers une logique de reconstitution quasi documentaire).
Néanmoins, on serait fort peu sagace si, en creux de cette résurrection historique brossée à grands coups de saxophone, l’on ne distinguait pas déjà les traces discrètes de la profession de foi – ou, disons, d’un éloge de la star citoyenne. Chuck Barris, c’était le chien fou schizophrène ; Ed Murrow, c’est la vedette éclairée et pragmatique, dont Clooney interprète le compagnon fidèle, l’assistant discret. À plusieurs reprises, le film ne manque pas de préciser que si son journaliste modèle fait dans l’émission télé neuneu, c’est uniquement pour pouvoir défendre les grandes causes au programme suivant. Aquarium enfumé mêlant salles de travail et studios d’enregistrement, le laboratoire CBS s’y laissait ainsi radiographier comme système de vases communicants entre spectacle et politique.
« Entre show-biz et lobbying »
Au risque de se planter sur les deux tableaux, Clooney-acteur-cinéaste tente une articulation aussi souple entre show-biz et lobbying. Avant d’être homme de cinéma, il faut dire qu’il est un VRP, une sorte de Bono hollywoodien (mieux habillé, moins mégalo). Difficile donc pour lui de se déprendre de sa propension à la conférence (le laïus moralisateur et déontologique encadrant Good Night, and Good Luck, la voix off sirupeuse et explicative envahissant tout Monuments Men). Son credo, c’est le patriotisme de gauche : laudateur mais réflexif ; libéral mais humaniste ; sérieux mais cool. Au diapason de son président Obama, auquel il a de maintes manières apporté son soutien (sourires, dollars), Clooney mise beaucoup de jetons sur la posture. C’est celle, rassurante et savoureuse, du patriote consciencieux, ce paravent un peu interlope de l’establishment démocrate, pour qui la liberté et la démocratie, au fond, semblent avant tout affaire de décontraction. Néanmoins, il y a une vraie originalité chez Clooney ou, disons, un créneau : c’est d’aller puiser cette décontraction non pas à la surface du contemporain (comme son modèle de la Maison-Blanche) mais au fond des vestiges hollywoodiens, chez les grands maîtres du classicisme : Hawks, Lubitsch, Wilder, ce goût de la comédie smart et anachronique, une patine hollywoodophile dont il barbouillait déjà son insignifiant Jeux de dupes.
C’est l’apanage et la limite du charmeur : il séduit, mais on ne sait jamais trop où il veut en venir. Il y a un tropisme un peu suspect pour la forme anachronique et lisse chez Clooney, presque plâtrée. C’est une sorte d’oxydation sur laquelle il aime saupoudrer son charme poivre et sel, mais qui pêche toujours dans la finition. Car il est une chose, plus que le patriotisme bon teint ou la galanterie désuète, que le cinéma américain ne supporte pas : le storytelling mal fignolé, les légendes figées dans la gomina. À ce titre, avec Monuments Men, il faut vraiment que Clooney profite d’un crédit démesuré pour que l’industrie se soit montrée si indulgente face à scénario aussi peu abouti. Surjouant la vélocité hawksienne, le film est assis sur la certitude de faire dans le rutilant et l’enlevé, mais s’emmêle dans une confusion narrative embarrassante, avec comme seule échappatoire la grande leçon d’éducation civique. On sait, même si on ne se l‘avoue pas toujours, que la réussite du cinéma politique américain a toujours été que la narration l’emportait sur le plaidoyer, l’éloquence sur les arguments : retirez-lui son panache, vous lui enlèverez toute sa crédibilité.
De l’éloge à la dénonciation
Pétrifié dans le passé, hors du temps et des modes, Monuments Men ne l’est en réalité qu’à moitié. Il accompagne même opportunément ce récent penchant américain pour l’historiographie au forceps, cette gymnastique narrative à laquelle s’adonne le super film d’auteur (Quentin Tarantino, Wes Anderson). Une semaine après The Grand Budapest Hotel, Monuments Men vient rappeler que dans une guerre contre le mal, ce qu’il ne faut surtout pas oublier de sauver, ce sont les valeurs dominantes, la culture, la haute : l’Art européen chez l’un, la courtoisie aristocrate chez l’autre. Ici, la paraphrase lubitschienne paraît plutôt expéditive, tant elle fait du raffinement et des bonnes manières le rempart un peu court contre le barbare (vulgaire, discourtois, ventripotent). Sur ce point, Clooney s’en sort évidemment moins bien qu’Anderson (pour qui la parade nazie ne s’avérait qu’un ballet de cadavres de plus), qui lui-même s’en sortait évidemment beaucoup moins bien que Tarantino (chez qui le nazi incarnait, au contraire, le raffinement à l’état pur). Dans Monuments Men, tout coule de source : l’art – et son contraire, la barbarie – ne sauraient ainsi provoquer qu’un même sentiment : la stupéfaction. « Roooooh c’est beau » devant un inestimable Rembrandt. « Raaaaah c’est moche » devant un éloquent tonneau de couronnes en or. Au cinéma, c’est l’avantage avec l’horreur du nazisme : cela met tout le monde d’accord.
On aurait beau jeu néanmoins de reprocher au révisionnisme light de Clooney de chercher à parfaire le roman national. D’autant que ses Marches du pouvoir, quoique complètement ratées, s’échinaient à portraiturer une Amérique du présent engourdie dans la désillusion molle. Mêlant grossièrement coulisses du pouvoir et initiation à l’opportunisme, le film se penchait sur la petite cuisine d’une campagne présidentielle rongée par les petits arrangements et les coups dans le dos. Armé d’un pessimisme pas très probant, Clooney tentait de montrer comment les idéaux collectif se voient sans cesse sacrifiés sur l’autel des ambitions individuelles. Seulement, cette dénonciation de l’appareillage démocratique corrompu s’en tenait à une telle mécanique de soap (Clooney, en démocrate irréprochable de politique, est piégé par la braguette par un petit arriviste) qu’elle décrédibilisait avant tout ce qu’elle entendait dénoncer : l’inexorabilité du plafond de verre.
De la politique intérieure aux affaires étrangères
Si de ces Marches du pouvoir à ces Monuments Men, il y a changement de costume, il y a aussi retournement de veste. Et il est surprenant, quoique pas anodin, d’observer à quel point chaque film de Clooney semble annuler le suivant. C’est comme si, après le mauvais bilan en politique intérieur, l’artiste-citoyen s’était senti obligé de se tourner vers les affaires étrangères : « À défaut de pouvoir régler nos problèmes, réglons ceux du monde ». L’occasion, d’abord, de se relisser les cheveux. Mais surtout, de montrer qu’on y croit encore, que dans le fond, le passé parle en notre faveur, la patrie ayant toujours su au moment décisif faire les bons choix. Confessions d’un homme dangereux, Good Night, and Good Luck, Jeux de dupes étaient trois films aimables idéologiquement parce que profondément américano-centrés, le nez rivé à son histoire et à sa culture (télévisuelles, politiques, sportives). Brassant plus large, Monuments Men gagne en ambition. Mais si Clooney a assez de bagou pour la petite anecdote historique, il manque franchement d’épaules pour la grande leçon de morale. D’ailleurs, lorsque derrière son petit pupitre l’acteur cherche à convaincre son président Roosevelt, diapos à l’appui, du bien-fondé de sa mission présente, on sent déjà qu’il s’entraîne pour l’ONU. À ce titre, et bien au-delà du ratage industriel, il y a deux ou trois détails, très éloquents, qui rendent sa démonstration d’universalisme assez désagréable.
Au début du film, une petite vanne, à stricte destination du public français, fonctionne plutôt bien. Matt Damon débarque seul en France, au motif que sa connaissance de la langue de Molière le prédispose à partir en première ligne. Sauf que son accent est à couper au couteau. On s’en rend compte, un peu paniqué, déjà à ce point convaincu par la nullité du film (qui n’a pourtant commencé que depuis vingt minutes) qu’on pense Clooney disposé à ne pas prendre conscience que le baragouinage de son acteur est intolérable pour l’oreille : c’est bien simple, faute de sous-titres, impossible de comprendre. Heureusement, un de nos compatriotes vient briser la glace : « Parlez anglais, ce sera mieux. » On est rassuré, on rigole un peu. On comprend surtout que le film nous laisse entendre : « Bon, même si on est en France, on va rester entre Américains, ce sera mieux comme ça. » D’ailleurs, la Parisienne de service (lubrique et historienne de l’art) est interprétée par Cate Blanchett (qui n’est pas américaine, mais encore moins française). Cette petite private joke de l’accent défaillant, Damon ne pourra s’empêcher de la faire encore deux, trois fois, histoire qu’on comprenne bien que, malgré le côté sérieux de l’entreprise, on est quand même là pour rigoler, pour « faire semblant », baigné dans une France de studio et de synthèse digne de La Rafle (autre film de « Roooooh » et de « Raaaaaah »).
D’une pierre deux coups
L’autre détail un peu suspect, c’est l’espèce d’anti-communisme primaire qui trottine en filigrane pendant tout le récit, pour galoper à visage démasqué dans son dernier tiers. Ainsi, la course contre la montre finale, au lieu de se faire contre l’Allemand (qui a déjà capitulé), met la petite bande en concurrence avec le Russe (qui, aux portes de l’Europe, est lui aussi en quête du trésor). Récupérer le butin pour le redistribuer sans condition aux acquéreurs, c’est toute la noblesse d’âme, toute la beauté désintéressée du sauvetage à l’américaine – au lieu que Staline, on ne manquera pas de nous le rappeler, nourrissait le projet de se l’accaparer comme contrepartie (25 millions de morts, au bas mot). Dès lors, on aurait tort de penser que les cow-boys de Clooney se gargarisent d’avoir triomphé des nazis. Coiffer au poteau les « communists men » : il se trouve là, en vérité, le vrai coup des Monuments Men.
Sous-entendu : en période trouble, à choisir, mieux vaut l’universalisme de la grande démocratie mondiale (sourire en coin, raie sur le côté) que l’impérialisme de la grande rombière Russie (tête d’enterrement pour tout le monde). En effet, ce n’est pas parce que toute ressemblance avec les événements récents en Ukraine serait, pour le coup, vraiment fortuite, qu’il faudrait s’exonérer de trouver l’analogie, à vrai dire, carrément troublante. Même du haut de son petit pupitre, George devrait pourtant comprendre que le monde moderne, c’est plus complexe que le IIIème Reich.