Clooney poursuit son étude des médias dans Jeux de dupes : après la télévision dans Confessions d’un homme dangereux, la presse politique dans Good Night, and Good Luck, voici qu’il nous plonge dans la création du football américain professionnel. Sujet qui, a priori, ne ferait pas fantasmer les cinéphiles fanatiques d’intrigues de cour journalistique… et pourtant, une fois encore, Clooney amorce une réflexion sur les pouvoirs, nécessaires et dangereux parfois, de la presse, dans cette comédie -une première pour ce jeune réalisateur- légère, élégante, et réussie.
Clooney aime à mélanger passé et présent : s’il n’est pas un pourfendeur virulent de l’Amérique contemporaine, il avait déjà parsemé ses deux premiers films de référence à l’actualité. Là encore, dans le traitement d’un sujet de comédie -contrairement aux deux premières œuvres sus-citées-, il se débrouille pour marier avec subtilité le portrait d’une Amérique enfoncée dans des valeurs conservatrices, la comédie très wilderienne et les piques à une autre Amérique, celle de Bush et de la guerre en Irak. Critiquée en pointillés -notamment lors d’une scène de baston dans un bar clandestin, sorte d’hommage aux bagarres de saloon, durant laquelle un militaire dira avant de tomber sous les coups de bouteilles de whisky « On ne rentrera pas avant que tout soit réglé »-, cette Amérique n’est pas le centre : après les années 1970 et le maccarthysme, c’est à la prohibition que Clooney s’attaque. Le but du film, curieusement, n’est pas de dépeindre la noirceur moralisante de ces années, mais de montrer que toute règle est discutable. Et de le montrer dans la bonne humeur.
Nous sommes donc en 1925, les footballeurs célèbres sortent des universités alors les joueurs professionnels exercent leurs talents sur des terrains vides de tout public, finissant chaque match dans une bagarre plus joyeuse et bouffonne que violente. L’explication de l’époque est simple : les joueurs d’université sont éduqués et courtois, les joueurs professionnels ne suivent aucune règle. Sans règle pas d’ordre. Sans ordre pas de sponsors. Décrivant le football comme une sorte de lutte gréco-romaine améliorée, Clooney campe le décor qu’il aime, une galerie d’ouvriers, de paysans, amateurs de « sport » et pas encore totalement pervertis par l’enjeu financier qui devait régner bientôt sur leur sport. Dodge (G. Clooney) est donc la star, un peu vieillissante, de l’équipe de Duluth : pour sauver son club de la ruine, il décide d’embaucher une star du football -héros de la Grande Guerre de surcroît-, une espèce de jeune écervelé vénéré par le public, Carter Rutherford.
Parallèlement, une jeune journaliste, Lexie (R. Zellweger), écrit un reportage sur Carter pour faire éclater la vérité sur l’héroïsme très exagéré de Carter face aux Allemands quelques années plus tôt. Suivant l’équipe en tournée, elle se retrouve coincée entre l’amitié qu’elle finit par éprouver pour sa proie et son professionnalisme. Lexie est à l’image de son métier : tiraillée entre une vérité et une aversion pour l’exhibition de l’intime. Comme il a été dit précédemment, on est loin du noir et blanc et du discours purement politique et esthétique de Good Night, and Good Luck. On retrouve notamment chez Clooney un grand talent d’acteurs pour les mimiques drolatiques, très proches de celles du loup de Tex Avery, déjà perçues dans O’Brother, et une grande auto-dérision du réalisateur : il se filme d’ailleurs toujours dans l’ombre, au sol ou en contre-plongée. La star du film, c’est Carter… bien que Dodge tire les ficelles de l’intrigue et soit à l’origine du dénouement. Clooney incarne avant tout un joueur sorti de ses vertes années qui bastonne toute personne lui faisant remarquer son « grand âge ».
Sans véritable nostalgie, c’est aussi à une Amérique un peu bordélique, pas vraiment normée, que Clooney rend hommage : prenant le football comme fondement, c’est l’apparition des règles dans le sport -des fédérations et des sponsors dominants également- qui entraîne la fin du jeu stricto sensu. « Le football périra de ces règles » nous dit-on. Clooney tenant de l’anarchisme ? N’allons pas jusque-là. Mais il y a dans Jeux de dupes une idée très agréable de la beauté du geste, de l’amour de son métier déconnecté de tout enjeu financier. Cette beauté simple se retrouve cinématographiquement dans le film : loin de l’esthétisme de son dernier film, Clooney revient à une mise en scène de la comédie élégante et rythmée : c’est tout d’abord dans le décor humain que la veine comique est développée, entre des fanfares assourdissantes, des joueurs totalement abrutis qui s’entrainent au milieu des vaches et un public délirant. Jouant évidemment du comique de circonstances, on a droit à quelques scènes très bien senties, notamment une scène de baiser retardé qui paraît plus ridicule pour l’icône qu’est Clooney qu’un point d’orgue de la comédie romantique.
Tout le monde semble ainsi beaucoup s’amuser dans un film qui n’exclut jamais celui qui le regarde. C’est aussi avec une grand modernité que Jeux de dupes se penche sur un pan de l’histoire américaine : jamais linéaire ou chronologique, le film ne construit pas de figures, de cadres. Clooney s’intéresse à tout ce qui constitue son histoire, ne laissant jamais un acteur prendre le dessus, ou une blague traîner en longueur. La force de sa comédie est d’ailleurs contenue dans le flegme, la volonté de légèreté ne contrariant jamais l’intelligence de la forme. Si Renée Zellweger -très correcte au demeurant- n’est pas exactement Katharine Hepburn, George Clooney a tout d’un nouveau Cary Grant.