Précédé d’une excellente réputation acquise au FID puis à Lussas, le nouveau film du cinéaste et plasticien Clément Cogitore, d’une durée de moins d’une heure, prolonge le travail entamé par ses installations et son premier long métrage, Ni le ciel ni la terre, autour de l’occupation de territoires hostiles, de la folie des hommes et du mystère des lieux. Dans les tréfonds de la Sibérie, au milieu de la taïga, deux familles, les Braguine et les Kiline, vivent recluses dans un même hameau. Leur équilibre précaire est menacé par les assauts croissants de nouveaux arrivants, braconniers et spoliateurs venus du reste de la Russie.
Microcosme des confins
Cet espace lointain, presque vierge, est le lieu d’installation d’une utopie familiale, d’une vie en autarcie, hors du monde, dans la recherche d’un rapport quotidien et équilibré à soi et à la nature. Le pionnier, Sacha Braguine, organise la vie de sa famille autour d’une ponction minimale sur les ressources (le gibier, la pêche) et d’activités simples (travailler, jouer, converser). La communauté qu’il organise est en fait moins un projet social qu’une démarche individuelle : c’est la possibilité offerte à tous de faire une certaine expérience de l’absolu (« je peux marcher des heures là où personne n’a jamais été ») et de trouver la paix. Ce rapport au monde offre au film des images décalées et délicieusement étranges, comme lorsque les enfants jouent avec un cadavre de canard en le câlinant avant de le plumer, ou lorsque la caméra s’attarde sur leurs pieds chaussés de pattes d’ours, quelques minutes après avoir filmé une scène de dépeçage d’un grand brun. Lorsque Sacha montre comment souffler dans le canon de son fusil comme dans un cor, on saisit le rapport si particulier à l’espace que cette déconnexion du monde procure, les solutions à inventer pour conjurer la distance.
Ce monde utopique est découvert par le film au seuil de sa disparition, au moment où la tension entre les Braguine et les Kiline, la famille voisine installée ici après elle, est au plus fort et alors que s’apprêtent à s’installer un nombre croissant de spoliateurs venus se saisir d’un « nouveau terrain qui n’avait existé sur aucune carte ». Le fruit, miné de l’intérieur par le conflit latent, menace d’exploser tant la menace d’une force extérieure plane sur cet équilibre. La communauté synthétise alors en un microcosme toute la complexité de la société humaine : les familles se haïssent, se toisent, s’espionnent dans une paranoïa délétère.
Inquiétude du monde
L’ambiance crépusculaire des paysages sibériens que restitue la caméra de Cogitore correspond parfaitement au climat de violence larvée qui menace ce monde, et se trouve entretenue par le brouillage volontaire entre fiction et documentaire opéré par le montage. Tourné sans scénario autour d’un lieu et d’idées fortes (deux familles antagonistes, un groupe d’enfants, la fin d’un monde) et reconstruit au montage, Braguino déploie une démarche clairement documentaire. Pour autant, en intégrant des éléments de mise en scène venus de la fiction, comme une certaine montée en tension, une bande sonore très construite, des images très cinégéniques (comme des balayages panoramiques en hélicoptère) et une photographie très douce (permise, sans doute, par la lumière si particulière du lieu), le film gagne en intensité dramatique. La mise en scène de Cogitore, qui confronte les matières opposées (le mystère d’un lieu contre la précision technique de sa localisation, la simplicité du hameau contre certains équipements militaires) et laisse la place à l’irrésolu (les coupures au noir, les captations sonores dégradées), ouvre la voie à l’imaginaire et à l’interprétation. Cette langue brouillée, fragmentaire et volontairement incomplète fait toute la force de l’inconfortable œuvre de Cogitore.