En amont de sa sortie en DVD chez Gaumont, Carlotta (a qui l’on doit la réédition d’une bonne partie de l’œuvre du cinéaste allemand en DVD) a la bonne idée de reprendre en salles Querelle, film culte et sulfureux du prolifique Fassbinder, mort avant d’en achever le montage. Adapté du roman de Jean Genet, Querelle aurait tout du « polar de seconde zone », pour reprendre les mots de Fassbinder, s’il n’était transcendé par une imagerie homo qui a marqué la culture gay. La force du réalisateur est d’avoir ainsi trouvé un équivalent esthétique à la prose érotique et interlope de Jean Genet. Désormais, tous les marins de nuit emportent avec eux le spectre de Brad Davis, de Jeanne Moreau, la Femme fatale délaissée… et l’éternelle ritournelle « Each man kills the thing he loves ».
Le roman de Genet Querelle de Brest était réputé inadaptable. Fassbinder en a gardé la substantifique moelle. Il transpose l’histoire dans un Brest fantasmagorique de carton-pâte, simplifie les intrigues et décompose le matériel narratif en un chant d’amour où les multiples voix (qu’elles soient dites ou écrites) se mélangent comme des fluides qui sèment une partition tragique. Fassbinder puise dans la mythologie de Genet, celle des malfrats condamnés à mort qui s’aiment dans les volutes de cigarettes, flirte avec le kitsch d’un Pink Narcissus sans en déployer toute la gamme chromatique, redessine les flics SM de Tom of Finland, évoque Oscar Wilde pour mieux inscrire dans l’histoire de nouvelles figures mythiques. Des marins anges et démons qui, de Pierre et Gilles à Jean-Paul Gaultier en passant par Axel Bauer (qui fait d’ailleurs une petite apparition dans le film) dans son clip Cargo de nuit, ne cesseront ensuite d’être déclinés, avec toujours autant de charge homo-érotique.
Plus qu’un film, Querelle est donc avant tout un énorme fantasme qui laisse se déployer avec fougue et vigueur les fondamentaux de l’imaginaire gay. Querelle est à l’image de sa première affiche française, diaboliquement censurée, où l’on voit ce marin puant la testostérone, le marcel ajusté prêt à exploser sous le galbe des muscles, adossé à un énorme phallus de pierre qui fait office de rempart face à un monde hétérosexuel dont il est à jamais l’étranger. De Querelle, il subsiste donc avant tout des impressions, une photo vaporeuse que l’on dirait sortie d’un film de Bel Ami, un climat chaud et brûlant jauni par un soleil omniprésent, des frères jumeaux à l’improbable ressemblance, des scènes d’enculade où la transpiration des corps est bientôt rattrapée par la fatalité du sang.
Querelle, le marin assassin, c’est Brad Davis, tout juste reposé de la prison de Midnight Express. Réincarnation d’Eros, c’est vers lui que convergent tous les regards et toutes les (mauvaises) pensées. Mettez Querelle dans un bar et personne de la tenancière au frère jumeau du marin ne résiste à la force d’attraction de cet « ange de l’apocalypse ». À côté de Laurent Malet, le jeune minet du film, de Franco Nero, capitaine de navire transi qui suit Querelle à la trace et de nombreux acteurs fidèles de Fassbinder, règne Jeanne Moreau, alias Lysiane, femme fatale au look de sainte putain qui tente de se faire une place dans cet univers exclusivement masculin. Victime de sa propension à s’éprendre d’hommes qui aiment les hommes, Lysiane comprend qu’au jeu du « je t’aime moi non plus » il lui faut rapidement adopter le langage de ses proies, bref parler la langue des pédés. Une des scènes les plus étonnantes du film, est sûrement celle où Lysiane, cherchant à heurter Querelle dans sa virilité, disserte sur la taille du sexe du marin avec une crudité qui ferait passer la « tirade des nez » pour une comptine. Cette provocation assumée, enrobée par la voix rocailleuse et éminemment androgyne de Jeanne Moreau contraste avec une mise en scène qui cherche, jusqu’au bout à séparer les deux personnages qui sont rarement ensemble dans le même plan. Leur joute verbale ricoche sur les miroirs qui habillent la chambre de Lysiane avec pour seule réponse des regards pleins d’expectative et d’expiation.
Dernier film du cinéaste, Querelle cristallise aussi les thématiques de Fassbinder (l’homosexualité douloureuse telle qu’on peut la voir dans Le Droit du plus fort, Les Larmes amères de Petra von Kant ou L’Année des 13 lunes) et peut être vu comme son chant du cygne esthétique. L’évolution de son cinéma est d’ailleurs assez similaire à celle que prendra, quelques années plus tard, le cinéma d’Almodovar, à la seule différence que Fassbinder n’abandonnera jamais totalement sa dimension politique et sociale. S’essayant d’abord à un cinéma plus avant-gardiste, revisitant ensuite le Godard de la Nouvelle Vague ou le film noir, Fassbinder découvre au milieu de sa carrière les mélos de Douglas Sirk (Tous les autres s’appellent Ali est un hommage direct à Tout ce que le ciel permet) qui l’ouvrent à des formes plus populaires (autrement dit plus accessibles). Comme chez Sirk, Fassbinder joue et abuse des surcadrages, enveloppe ses images de halos de couleurs irréelles comme pour mieux exhiber les artifices de sa mise en scène. Querelle en est l’ultime expression et le film pousse à son paroxysme tous ces procédés. Paradoxalement, ce n’est peut-être pas l’œuvre la plus aboutie du cinéaste. Le sublime Veronika Voss, Lola, ou encore le monument qu’est Berlin Alexanderplatz, témoignent d’une complexité et d’une richesse qu’il n’égalera pas. Querelle, au contraire, a été écrit et tourné très vite, à grand renfort d’alcool et de cocaïne. Fassbinder privilégie les plans séquences et les prises souvent uniques, se repose sur un plateau aux allures de scène de théâtre déguisée, avec un décor étouffant comme pour mieux accentuer le vase clos dans lequel évoluent les personnages. La force de Querelle viendrait peut-être de cette urgence : l’expression d’une ultime pulsion de vie.
Il est difficile de parler de Querelle sans évoquer la partition parfaite de Peer Raben, compositeur attitré de Fassbinder. Celle-ci continue de hanter d’autres cinéastes comme Wong Kar-Wai qui la réutilise dans 2046. La chanson phare de Querelle est bien entendu « Each man kills the thing he loves », chantée par Jeanne Moreau sur des paroles d’Oscar Wilde. Interprétée de manière anodine au début du film (bien qu’avec des vertus d’omen annonciateur du drame à venir), Lysiane semble enfin en comprendre le sens lorsqu’elle la reprend au moment où Querelle lui échappe. Ce n’est pas la première fois que Fassbinder construit un film autour d’une chanson (on pense à Lili Marleen où le morceau servait de fil rouge à l’histoire). Mais dans Querelle, « Each man kills…» prend à bien des égards de multiples résonances, à commencer par la vie même de Fassbinder. Ce n’est sûrement pas un hasard s’il dédie son film à la mémoire de son ancien amant, El-Hedi ben Salem, condamné pour avoir tué trois personnes avant de se donner la mort en prison. Ironie de l’histoire, Abdallah, grande passion de Genet, s’était lui aussi suicidé. Dure fatalité des créateurs.
De la même manière, chez le personnage de Querelle, « l’assassin si beau qu’il fait pâlir le jour », la dualité entre l’Eros et le Thanatos est très marquée. Son crime, il le commet sur un gars de passage, comme si la mort de l’amant était la seule manière de se laver de la culpabilité d’une relation homosexuelle. Dans les déserts de l’amour interlope, les Narcisses en recherche constante de leurs doubles ne peuvent aimer que leurs semblables, autrement dit des criminels. Car dans Querelle, l’homosexualité ne se défait jamais du poids de la culpabilité et du péché. Quand bien même une trêve se profile qu’elle est rattrapée par une illumination christique ou par ces voix quasi religieuses qui s’échappent de la rade de Brest. Le langage cru utilisé par les personnages où les substances organiques et les attributs virils sont évoqués sans détour, l’obsession autour de la passivité et de la virilité (« L’amour ne peut rester passif » entend-on au milieu du film, tel un crédo auquel tente de se soumettre Querelle) ne sont que l’expression directe de cette vision douloureuse de l’homosexualité. On se provoque, on s’humilie, pour mieux se persuader qu’on n’est pas des leurs. Il est clair que, vingt-sept ans plus tard, cette vision peut paraître chargée en connotations négatives. Mais n’oublions pas que Fassbinder tourne son film en 1982. À cette époque encore, le cinéma, la littérature étaient les rares vecteurs trouvés par les « hommes blessés » pour expier de manière cryptée ou non leur douleur et tenter de la transcender par une esthétique audacieuse et subversive. Aujourd’hui, l’homo est devenu, fort heureusement, mainstream et positif. Mais il a perdu, reconnaissons-le, une part de ses attributs artistiques. Un petit mâl(e) pour un grand bien.