Récompensé 13 fois lors des derniers Jutra (l’équivalent canadien des César) et notamment pour le meilleur film et le meilleur réalisateur, la folle amère virée familiale, C.R.A.Z.Y., débarque en France. De la bande-son excitante à une mise en scène efficace mais parfois clinquante, le deuxième film de Jean-Marc Vallée a séduit les Canadiens, Québécois or not. Pour cette vision déjantée d’une famille qui n’aspire qu’au bonheur, espérons que, cette fois-ci, les Français sauront saisir le renouveau d’un cinéma décidément impertinent.
Le cinéma québécois reste un peu la face cachée de la lune. Récemment, Denys Arcand (Les Invasions barbares) a réussi à provoquer l’enthousiasme ici et il est fort probable que les Français devront, à l’avenir, compter également sur cette cinématographie originale, brassage d’admiration pour Hollywood et de respect pour le pays des frères Lumière. Finalement, la France perd beaucoup à bouder ce langage fleuri, ces excellents comédiens (Michel Côté pour ne citer qu’un des plus populaires et qui, justement, joue le père de Zac dans C.R.A.Z.Y.), et étonnants cinéastes (Robert Lepage, Bernard Emond,…). À suivre donc…
Né le 25 décembre 1960, Zachary dit Zac Beaulieu (Marc-André Grondin) déteste Noël, adore sa mère (Danielle Proulx), vénère son père (Michel Côté) et ne trouve aucun intérêt à être en la compagnie de ses frères, Christian, Raymond, Antoine et Yvan. Parce qu’il préfère pousser un landau que de jouer au hockey, Zac, encore petit garçon, se retrouve la bête noire de son macho de paternel qui craint un devenir homosexuel au sein de sa demeure. Et parce qu’il est né le même jour que Jésus, il est doté par madame Beaulieu d’un pouvoir extraordinaire, celui de guérir des blessures. Fort de ces projections qui l’étouffent (il est asthmatique) et qu’il craint, Zac va grandir avec ses quatre frères, entre imaginaire et réalité, dans cette maison-mère qui ne cesse, finalement, de vouloir l’expulser, l’accoucher. Et Jean-Marc Vallée a travaillé sa mise en scène en fonction des lieux qui couvent, abritent et délogent Zac : la demeure familiale composée elle-même de pièces de rejet et de rachat (cuisine, chambres, salle à manger), l’église, la salle de mariage, une voiture, jusqu’au désert où Zac se perd et se retrouve, espace initiatique par excellence, lieu de méditation. Le personnage passe ainsi d’un lieu à un autre comme d’un état à un autre, tour à tour rêveur, homosexuel, hétérosexuel, musicien, chanteur, branleur, voyeur. Jamais assuré finalement d’être le même, totalement bouleversé par ce qu’«ils » (voisins, frères, père) disent de lui, étonné par un mot lâché qui fait cascade et provoque des drames, apeuré devant ses mensonges qui n’en sont pas… Le sens de la parole est ici donné, et même en québécois, la drôlerie de certains dialogues et la justesse des mots laissent admiratif.
Zachary, qui en hébreu signifie « Dieu se souvient », est donc le gardien du souvenir, et ses révélations ponctuent en voix off cette saga familiale qui s’égrène sur vingt ans. Le réalisateur a ainsi tourné ses scènes comme des flashs ou des constructions éclatantes qui, parfois, ont un peu de mal à se soutenir les unes les autres. À chaque séquence correspond un état filmique, notamment au début du film. Et cette indépendance, justement, perd petit à petit de sa spécificité. Les scènes tournées dans le désert, par exemple, sont alors vidées de toute substance — elles qui auraient dû s’attaquer à la consistance de Zac. Le détail scrupuleux, décor, costume, jusqu’au bruit du microsillon, constitue le luxe de cette mise en scène et, du coup, aussi, son petit défaut. Le clinquant passe devant l’authentique. Et entre certaines séquences fortes, un ennui de rien du tout s’y glisse. La musique sert alors de relais. Jean-Marc Vallée a puisé pour chacune de ses séquences un rythme, Sixties ou Seventies, une chanson, un chanteur, Bowie ou les Stones. L’intemporel Aznavour n’est cependant pas en reste, car ses airs « Emmenez-moi au bout de la terre », « Hier encore, j’avais vingt ans » posent une douce mélancolie au sein d’une fratrie tour à tour soudée et déchirée. De même, le titre du film, C.R.A.Z.Y. est tiré d’une pochette de disque, celle de Patsy Cline et ce single est la clé, romantique, qui ouvre le cœur de papa Beaulieu. « Crazyment » truculent.
« Parce que moi je rêve, moi, je ne le suis pas », aurait pu murmurer Zac (citation tirée d’un autre film québécois, Léolo de Jean-Claude Lauzon).