Après 4 mois, 3 semaines et 2 jours, Palme d’or, voici venir le Grand Prix du festival de Cannes : La Forêt de Mogari de Naomi Kawase. Preuve est désormais faite que Cannes 2007 est un bon cru, avec aux deux prix clés des films riches, intelligents, et qui traitent de sujets potentiellement pathétiques sans pour autant sombrer dans le misérabilisme.
Monsieur Shigeki est un pensionnaire d’une maison de retraite sylvestre, dans l’ouest du Japon. Machiko, infirmière, officie depuis peu dans l’établissement. Lui n’en finit plus de regretter la mort de sa femme, Mako, 33 ans auparavant ; elle de pleurer la disparition de son enfant dans un accident dont elle se sent partiellement responsable. Alors qu’ils apprennent juste à se découvrir l’un l’autre, Machiko et Shigeki se retrouvent perdus dans la forêt, alors que le vieil homme désire se rendre sur la tombe de sa femme : ce sera l’occasion pour l’un et l’autre de revenir sincèrement sur leurs deuils respectifs.
Interrogée sur son prix à Cannes, Naomi Kawase répondit : « Je crois que l’invisible est aussi important que le visible, et cette récompense va donner un écho universel à ce message. » Audacieuse déclaration, pour une cinéaste, praticienne d’un art visuel s’il en est. Mais Naomi Kawase n’en est pas à son coup d’essai : la dimension mystique de son précédent film, le superbe Shara en est la preuve. Car il s’agit avant tout, avec La Forêt de Mogari, d’un film profondément empreint de mystique bouddhiste. Mais là où un cinéaste comme Kim Ki-duk (particulièrement dans son lourd et pesant Printemps, été, automne, hiver… et printemps) ou un film d’animation comme Oseam se contentaient de démonstration simplistes d’anecdotes liées à cette foi, La Forêt de Mogari a la sagesse de se baser sur ses seuls personnages, surtout le remarquable (et non professionnel) Uda Shigeki. Son interprétation, allié à celle d’Ono Machiko, apporte une légèreté, une douce finesse au film, que vient renforcer le parti pris par la réalisatrice de se rester au plus près de ses interprètes (et des opportunités d’improvisation données par le tournage) dans la mise en scène.
Kim Ki-duk, encore lui, dans son Île si belle et si dangereuse, clôt son récit sur une comparaison à égalité entre l’humain et la nature. Naomi Kawase choisit d’adopter le point de vue inverse. L’humain, ici, vit en harmonie avec la nature, se doit même de préserver cette harmonie, où il est en position de faiblesse, et la nature, de force inébranlable. La séquence d’ouverture montre un grand champ herbeux, d’où finiront par émerger, infinitésimaux, les membres d’une procession funéraire ; à une autre occasion, le bruit d’une voiture se fond dans celui du vent, qui finit par le noyer dans sa majestueuse grandiloquence… La superbe et délicate séquence de Shara où Yu Ito dansait une procession rituelle (bouddhiste, là encore) sous une pluie battante et inattendue, fonctionnait déjà selon ce principe : quelles que soient les actions humaines, elles resteront, sinon futiles, au moins toujours soumises au bon vouloir de la nature. Naomi Kawase a même procédé de cette manière lors de son tournage : ainsi, lors d’un tournage dans la forêt, une tempête à faire tomber les arbres se déclenche. Qu’à cela ne tienne, la réalisatrice poursuit, estimant au contraire que cette circonstance particulière doit être fixée dans son film.
Évidemment, on est ici loin de la mise en scène précieuse de Shara, tant la réalisatrice s’ingénie à suivre ses protagonistes pas à pas : le cadrage est bien moins léché, sans pour cela qu’il semble moins travaillé. C’est manifestement une volonté de la cinéaste que de privilégier un grain d’image et un style visuel au plus proche de ses protagonistes. Sa mise en scène, cependant, recèle quelques trésors, le plus beau d’entre eux restant la séquence où Shigeki retrouvent, à l’aube, sa bien-aimée dans la forêt, et entame une danse avec elle, alors que Machiko dort encore. Lorsque celle-ci se réveille, la caméra ne revient pas sur la scène : que voit-elle ? Quelle importance, finalement — comme l’indiquait Naomi Kawase : « l’invisible est aussi important que le visible. »
Le leitmotiv de la formatrice de la jeune infirmière est « il n’y a pas de règle formelle ». Cela s’applique aussi bien à l’emploi de la jeune femme qu’au message du film : le deuil s’accomplit de toutes sortes de façons. Mais c’est également, et surtout, une devise que semble avoir faite sienne Naomi Kawase : pas de règle formelle pour la réalisatrice. Elle a choisi ici de remettre en question son style visuel pour risquer énormément à s’essayer à un univers graphique différent. C’est tout à son honneur, et le signe d’une intégrité artistique des plus rares, pour une œuvre à venir qui s’annonce on ne peut plus passionnante.