Quand Ivan Reitman décide de réunir, pour travailler à une adaptation du Nathalie d’Anne Fontaine, Erin Cressida Wilson, la scénariste de Fur : portrait imaginaire de Diane Arbus et de La Secrétaire, et le réalisateur d’origine arménienne né en Égypte et immigré au Canada Atom Egoyan, cet habile producteur de blockbusters a sans doute l’intuition que cette rencontre donnera naissance à un énième succès commercial. En effet, tous les ingrédients sont réunis pour faire de ce remake un film grand public un brin racoleur.
En 2004, Anne Fontaine reformait à l’écran le couple mythique Ardant-Depardieu de La Femme d’à côté de François Truffaut pour son très médiocre Nathalie. La relation des deux amants est devenue si monotone que l’on n’est guère étonné quand Bernard (Gérard Depardieu) avoue son infidélité à sa femme Catherine (Fanny Ardant), stéréotype de la bourgeoise parisienne qui décide alors d’engager Marlène (Emmanuelle Béart), une entraîneuse pour en savoir plus sur la sexualité de son mari. Autour de ce triangle amoureux interprété par ces icônes du cinéma français bien mal dirigées est né un film fade avec un Gérard Depardieu insipide et une mise en scène convenue. Le personnage de Catherine, Fanny Ardant dans la version d’Anne Fontaine, un médecin reconnu d’une quarantaine d’année, est cette fois interprété par Julianne Moore. Cette dernière met en doute la fidélité de son époux, professeur de musique à l’université (Liam Neeson). Elle décide alors d’engager une escort-girl pour le séduire. À la vulgarité du personnage campé par Emmanuelle Béart se substitue la fraîcheur et la sobriété de la toute jeune Amanda Seyfried découverte dans Mamma Mia ! Le prénom de la protagoniste n’a d’ailleurs pas été choisi au hasard, son étymologie grecque signifiant la verdoyante. Après chaque rencontre, la séduisante Chloe fait le récit de ses aventures à sa commanditaire troublée par ces récits érotiques. Une relation ambiguë va se nouer entre les deux femmes et bouleverser ainsi la vie familiale de Catherine.
Même si le scénario reste très semblable, de subtiles modifications ont été apportées à la version originale pour rendre le suspens plus présent tout au long de ce thriller. Ainsi Catherine pense que son mari la trompe mais n’a aucune preuve tangible tandis que dans le film d’Anne Fontaine Bernard a avoué son infidélité. De ces doutes va naître l’intrigue du film et un savant jeu de cacher-dévoiler. Le spectateur se retrouve plongé dans les méandres de l’esprit suspicieux de Catherine. L’attitude ambiguë de son époux, séduisant quadragénaire, justifie aisément les soupçons de la Catherine d’Atom Egoyan alors qu’on a du mal à s’identifier au personnage assez inconsistant de Fanny Ardant. Malgré les aveux d’un Gérard Depardieu peu crédible, le sentiment de jalousie qui dévore Fanny Ardant semble totalement factice. Alors que Liam Neeson interprète avec finesse la psychologie de son personnage, éminent professeur admiré de ses étudiantes, même si finalement on se rend vite compte qu’il n’a qu’une place secondaire, qu’il n’est qu’un prétexte à la construction de cette relation féminine.
Alors que le film d’Anne Fontaine se déroulait dans un Paris historique, entre les bars à hôtesses, les troquets et l’appartement haussmannien du couple, le réalisateur canadien, lui, a convaincu ses producteurs de tourner à Toronto dans sa ville d’adoption résolument moderne. Dans Nathalie, les deux héroïnes appartiennent à deux univers diamétralement opposés symbolisés par les changements de décors. L’une évolue dans le monde nocturne des clubs, l’autre vit entre les quatre murs de son appartement cossu et ceux de son cabinet médical. Ce changement de lieux renforce l’intention de souligner de façon caricaturale le clivage social qui existe entre les deux femmes. Dans Chloe, on sait également que nous avons à faire à deux femmes de conditions différentes mais Atom Egoyan reste plus elliptique sur cette question. Chloe s’adapte aux décors luxueux dans lesquels elle évolue, comme son métier l’exige, telle un caméléon. Cet art du camouflage est souligné par ses vêtements dont les motifs s’accordent avec son environnement. Cette capacité à se plier aux désirs de ses clients avec une telle aisance annonce une personnalité plus complexe. Elle n’est pas, comme Nathalie, une caricature de la prostituée avec tous les clichés que suggère Anne Fontaine. Elle passe tour à tour de la séductrice la plus redoutable à la jeune fille fragile. Cette adaptation dépasse la version originale grâce notamment à l’épaisseur qu’a su donner le réalisateur à ses personnages.
Chloe est le premier film qu’Atom Egoyan réalise sans en avoir écrit le scénario. Ce qui l’a séduit dans cette adaptation est sans doute le processus de narration utilisé pour cette intrigue, qui reste pourtant linéaire, contrairement à celle de ses œuvres antérieures, dans lesquels il n’hésite pas à déconstruire la chronologie classique. On ne voit qu’une fois le couple Liam Neeson (le mari)-Amanda Seyfried (Chloe), lors de la scène érotique dans Allen Garden. Leur relation n’existe que par le récit de Chloe et l’imaginaire de Catherine. Le réalisateur explore à nouveau les ressorts classiques de la dramaturgie et du jeu de la réalité et des apparences pour nous questionner sur le monde qui nous entoure, nos rapports à l’autre et la fragilité des êtres.
Plastiquement cette recherche est mise en œuvre par un savant jeu sur les antagonismes ombre et lumière, montrer et cacher. Le directeur de la photographie, Paul Sarossy, fidèle collaborateur d’Atom Egoyan, n’a pas hésité à jouer avec les reflets. Les miroirs ont une place extrêmement importante. Dans la scène d’ouverture, on voit dans le reflet trouble d’un miroir au tain piqué Chloe mettre ses bas avec beaucoup de sensualité. Catherine voit par ailleurs, pour la première fois, le visage de la jeune fille dans un miroir du restaurant, dans lequel elle dîne avec son époux. Cet accessoire en fragmentant et dévoilant partiellement les corps renforce l’érotisme de certaines scènes et on peut facilement imaginer à quel point le tournage a dû être fastidieux.
La transparence est également mise en scène avec le choix de la Ravine House de l’architecte Drew Mandel comme domicile de la famille Stewart. Cette architecture héritée des concepts d’un Mondrian ou d’un Mies van der Rohe fait une large place aux espaces géométriques vitrés. Composée de volumes enchevêtrés, elle est le refuge de cette famille aisée. Symbole d’une certaine bourgeoisie, elle joue un rôle déterminant. Chacun y a son espace défini. Le fils, jeune adolescent en rébellion contre l’autorité maternelle, est reclus dans l’intimité de sa chambre tandis que le père a pris pour habitude de s’isoler dans son bureau. Les deux hommes restent cependant connectés au monde grâce à Internet, contrairement à Catherine qui semble avoir perdu prise avec la société. Comme à l’accoutumée, Atom Egoyan se saisit des technologies actuelles pour révéler leur impact sur les relations humaines. Le garçon se fait larguer en direct sur le net alors que son père « chatte » discrètement avec ses étudiantes, ce qui attise la jalousie de sa femme. Catherine est intrusive, elle pénètre tour à tour dans l’espace intime des deux hommes à des moments indésirables alors qu’ils communiquent sur la toile. Paradoxalement le réseau mondial est aussi chez Egoyan un espace d’intimité. Mais ces évocations du net restent anecdotiques et ne constituent pas un réel point d’ancrage du récit. Le réalisateur ne conduit pas à travers ce remake une vraie réflexion autour des nouveaux médias. Il les évoque brièvement comme pour apposer sa signature.
En pur divertissement, cette adaptation ne nous conduit malheureusement pas à nous interroger mais nous demande simplement d’être un spectateur passif. La filmographie de ce cinéaste talentueux ne nous a pas habitué à adopter cette posture et l’on regrette amèrement la fin moralisatrice qui vient conclure cette fiction sur une note terriblement décevante. Avec ce treizième film, Atom Egoyan signe un thriller moins personnel et assez conventionnel mais arrive cependant à nous maintenir en haleine en actualisant les vieilles recettes du drame érotique.