Auteur de plusieurs longs-métrages (dont certains restés inédits chez nous), le réalisateur iranien Amir Naderi a rencontré un joli succès d’estime en 1985 avec Le Coureur qui ressort aujourd’hui dans une belle copie restaurée. Récompensé à l’époque au festival des Trois Continents, le film s’inscrivait déjà dans le sillage amorcé par Abbas Kiarostami quelques années plus tôt (Le Passager, 1974) et qui allait continuer à faire quelques émules la décennie suivante (notamment Jafar Panahi avec Le Miroir en 1996 et Le Ballon blanc en 1997) : à partir du parcours singulier d’un enfant livré à lui-même, il s’agit de proposer sur le mode de la fable réaliste une réflexion imagée sur la société iranienne, la somme d’interdits qu’elle impose et qui obligeront nos jeunes protagonistes à opérer un ensemble de petites transgressions pour espérer atteindre leur but. Dans le cas présent, il s’agit d’Amiro, même pas dix ans, qui vit de débrouille sur les rives du golfe Persique : sans parents (on ne saura jamais rien de sa situation familiale), l’enfant vit le plus honnêtement possible de petits travaux chichement rémunérés tandis qu’il regarde passer au loin des cargos vers des destinations inconnues.
En quelques plans et raccords savamment orchestrés, on comprend rapidement que le réalisateur ne se contentera pas de faire de son jeune héros le pion passif de sa propre condition sociale. Si le titre met en exergue ce mouvement qui fait du personnage un trublion incapable de rester en place, constamment à la recherche d’un horizon meilleur, c’est néanmoins par le regard que l’enfant s’inscrit dans son environnement et prend peu à peu conscience des chances (ou plutôt de l’absence de chances) qui s’offrent à lui. Aux abords du port où d’autres glaneurs traînent comme lui à la recherche de quelque chose à recycler ou revendre, ses yeux se fixent sur le passage incongru d’un troupeau de chèvres puis sur des scènes dont la dureté le sort de sa rêverie : la silhouette d’une femme affaiblie qui s’écroule sur la route ou encore celle d’un homme unijambiste le projettent dans un avenir hypothétique tout comme elles font naître en lui un sentiment d’empathie. Par un jeu de champs/contrechamps très découpé qui tient toujours à juste distance la misère ambiante, le montage nous indique ici que c’est l’état de conscience d’Amiro qui intéresse le cinéaste plutôt que la dénonciation d’inégalités sociales qui font des déclassés des spectateurs impuissants.
Échelle de plans
Alternant les échelles de plans (de nombreux plans larges qui captent la course effrénée de l’enfant sur les bords de mer auxquels succèdent des gros plans qui enregistrent les émotions diverses qui animent subtilement son visage), Amir Naderi a quasiment une approche phénoménologique de son protagoniste et du parcours qu’il opère pour progressivement atteindre une certaine conscience du monde. Il y a par exemple cette superbe scène au cours de laquelle l’enfant court avec ses autres camarades après un train avançant à vitesse modérée : encore une fois, le champ/contrechamp doublé d’un beau travelling avant/arrière oppose le convoi difficile à atteindre à ses poursuivants qui ont placé dans ce pari un enjeu existentiel. D’ailleurs, lorsque l’un des garçons double ses concurrents en touchant le premier le wagon arrière, Amiro continue malgré tout de courir. Face à l’incrédulité de ses camarades qui croient qu’il ne respecte pas les règles de la compétition, le petit garçon répond tout simplement qu’il voulait voir jusqu’où il pouvait aller. Dans une autre scène, cette même course portera en elle l’enjeu de la juste rétribution de son travail, lorsqu’un cycliste refusera de payer son dû après un service rendu. Mais de toutes les limites qui empêchent les enfants errants d’aspirer à une autre vie, c’est l’illettrisme que notre jeune héros identifie comme son plafond de verre. Cette limite, Amiro entend y mettre un terme en se rendant dans une école où un instituteur (du même acabit que ceux qui hantent avec leur autorité bienveillante les films de Kiarostami et Panahi) décide de le placer dans une classe spécialisée.
Mal vu des autres élèves parce qu’il arrive à apprendre et réciter l’alphabet plus rapidement qu’aucun d’entre eux, l’enfant semble transformé par l’expérience de l’apprentissage. Hurlant inlassablement l’alphabet pour couvrir les bruits de machine qui emplissent son quotidien (au passage, saluons l’excellent travail fait sur la bande-son qui apporte une continuité au régime d’images bénéficiant d’un montage syncopé), la fureur qui semble désormais accompagner Amiro contraste avec les travellings caressants du début du film qui le maintenaient à une certaine distance de la caméra tout en l’enfermant dans un paysage de carte postale. L’étrange scène finale du Coureur devient même la belle métaphore d’un enfant ayant pris le dessus sur le déterminisme de son existence : alors qu’un incendie commet des ravages et inonde l’écran de ses flammes menaçantes, l’enfant tape et exulte de manière totalement anarchique, dans une sorte de colère joyeuse qui semble faire de lui l’acteur principal de sa destinée. De ce film d’une grande inventivité formelle, on retiendra surtout le superbe visage changeant du jeune acteur Madjid Niroumand qui, des rires aux larmes en passant par la dureté de celui qui est dans la survie, offre une superbe allégorie du défi de l’homme sensible face au monde.