Temps contre temps
Des circonstances qui resteront secrètes ont fait se rencontrer récemment L’Argent de poche (1976) de François Truffaut et Le Passager (1974) d’Abbas Kiarostami. Dans l’un et l’autre, deux segments mettent en scène le temps, révélant le lien de l’enfance à celui-ci et des approches cinématographiques pour le moins contrastées.
Time-code des séquences (éditions DVD) :
— L’Argent de poche : 20 min 24 à 21 min 58
— Le Passager : 41 min 05 à 45 min 55
Le temps représente une donnée élastique par excellence, sur le grand écran plus encore – alors qu’on peut faire remarquer que dans le cadre des arts vivants, une minute reste une minute, partagée par la scène et la salle. Comme le cinéma tout entier, Truffaut et Kiarostami opèrent ici à une forte distorsion : la durée filmique s’éloigne considérablement des temporalités envisagées par les extraits. L’un et l’autre rendent visible et audible le temps – la grosse horloge de la cour de récréation dans L’Argent de poche, le réveil très sonore dans Le Passager – et mettent en scène une attente fébrile.
Suspendu au temps
Chez Truffaut, la distorsion intervient par le biais d’un montage largement visible, principalement avec une utilisation de raccords qui modifient la perception de l’écoulement des minutes. On note que cette distorsion est d’abord compression par le biais de l’exercice proposé par l’institutrice : la révision des dates importantes entre les XVe et XVIIIe siècles. Soit la traversée de pas moins de quatre siècles en quelques questions ; on peut considérer qu’il y a déjà mise en scène du temps par l’autorité professorale (et cinématographique ?). Mais le principal effet cinématographique vient du hiatus entre le temps de la narration (un peu plus de 5 minutes) et la durée filmique de l’extrait (1~min~34). Truffaut use de la capacité du cinéma à comprimer le temps tout en le rendant, ce qui permet de créer une impression de tension agissant dans une scène « classique » de suspense. Le montage accentue la dimension de compte à rebours, il scande les minutes (gros plans récurrents sur l’horloge, accentuation du son au passage de ces minutes), et la compression temporelle est accompagnée par l’accélération de la vitesse d’enchaînement des plans.
La séquence débute par un plan moyen sur l’institutrice qui interroge un élève, son regard se porte vers lui mais la caméra fait le raccord sur Patrick Desmouceaux qui s’inquiète, avec, dans la profondeur de champ, l’horloge. Une façon d’installer la dramaturgie : le garçon sera-t-il interrogé avant la sonnerie ? On le devine aisément, Desmouceaux ne connaît pas sa leçon : ne reste alors plus que cinq minutes… Le plan suivant est centré sur l’horloge, une minute passe, plus que quatre.
De retour vers Desmouceaux, un raccord de regard nous ramène à l’horloge, pour une nouvelle minute qui passe bruyamment. La séquence s’éloigne quelque peu du suspense en passant par Julien Leclou qui s’est endormi, une autre façon de faire passer le temps…
Après ce détour, on revient au suspense initial, avec un nouveau plan prenant Patrick de profil avec l’horloge dans la profondeur de champ. Quand il finit par être interrogé, le rythme s’accélère. L’échelle des plans se modifie également – des gros plans – et le montage forme un triangle entre l’institutrice, Desmouceaux et l’horloge.
On compte pas moins de huit plans en une quinzaine de secondes, représentant une minute de temps réel. Raccords, plans plus rapprochés, accélération du montage permettent ici d’organiser une compression temporelle ; le cinéma contrôle le temps, temps réel et temps filmique sont souvent loin de correspondre. Au bout du suspense, la sonnerie signalant la fin du cours vient souligner la victoire de Patrick sur le professeur, qui est aussi une victoire du temps de l’enfance sur celui ménagé par les adultes et l’autorité scolaire.
Temps suspendu
Dans Le Passager, on assiste à une toute autre formulation du temps, la distorsion n’en reste pas moins très grande lors de l’attente de Qassem avant son départ en bus pour Téhéran.
Comme dans L’Argent de poche, on retrouve ici le motif récurrent de plans sur l’appareil de mesure du temps – on en compte cinq. Nulle surprise de la part d’un maître en la matière, l’extrait retranscrit formidablement bien l’idée d’attente, ici impatiente et fébrile.
Point d’emballement dans le suspense, mais un suspense tout de même lorsque Akhbar, l’ami du « passager », lui conseille ne pas s’endormir – nœud dramatique du film par lequel il se conclut. Notons que Kiarostami introduit ici une forme d’inversion en faisant de l’endormissement un élément de suspense, quand, d’un point de vue dramatique, il s’agirait plutôt du réveil – par exemple lorsqu’on s’est introduit par effraction dans une maison dont les occupants dorment.
Alors que Truffaut joue sur l’idée de compression et d’accélération du temps, Kiarostami procède tout autrement en ne mettant pas de ruptures rythmiques, l’ensemble de l’extrait se joue sur un même tempo, lent, souligné par le bruit rehaussé du réveil qui égraine les secondes – quand l’horloge chez Truffaut ne scande que les minutes. Cet ensemble de choix du cinéaste iranien tend à donner une impression de temps réel, d’un temps vécu dans sa matérialité, la bande sonore accompagnant ce mouvement. Et le spectateur vit véritablement le temps au côté du personnage, on peut considérer que Kiarostami nous « ennuie », nous fait attendre comme son personnage, avec lequel le sentiment de proximité est alors très fort.
L’impression de continuité d’un temps rendu dans sa matérialité manifeste l’essence malicieuse du geste kiarostamien, comme souvent basé sur le faux-semblant. La compression temporelle est en effet beaucoup plus grande que dans L’Argent de poche, mais largement moins ressentie – et moins visible. Ce n’est pourtant pas moins de 2h08 de temps réel qui est perçu dans un temps filmique d’environ cinq minutes.
Quand Truffaut use du montage – et du raccord – pour accélérer le temps, on ne trouve pas ici de figure de style aussi perceptibles. Comme toujours chez le cinéaste iranien, la discontinuité se joue dans une forte impression de continuité, celle d’un temps dont on semble faire – faussement – l’expérience. D’un point de vue narratif, il s’agit d’ellipses, mais celles-ci ne se signalent pas, ne se matérialisent pas de façon explicite. On peut parler de trouées qui interviennent entre les plans, mais aussi – peut-être – au cours même d’eux.