Inexplicablement privée de distribution (merci donc, en l’occurrence, à Tamasa) en France, cette œuvre étincelante constitue donc l’une des sorties les plus importantes de cette année 2011.
Le Miroir nous ramène donc à la décennie 1990 du cinéma iranien, celle où Abbas Kiarostami en est devenu la principale tête de pont, définitivement légitimée par les grands festivals et la critique, accompagné d’une autre figure de proue, Jafar Panahi. Les correspondances entre les deux cinéastes ne commencent ni ne s’arrêtent là. On sait que l’auteur de Close-Up (1990) signera le scénario de Sang et or (2004) et que Panahi a œuvré – par le biais de la photographie – au sein de l’Institut pour le développement des enfants et des adolescents (KANOON) dans les années 1970. Le département cinéma de cette structure était alors dirigé par un certain Abbas Kiarostami, ce dernier réalisant à cette époque une formidable série de films mettant en scène l’enfance – entre autres : Le Pain et la rue (1970), Expérience (1973), Le Costume de mariage (1976). Panahi, le KANOON, Kiarostami, l’enfance, Close-Up, le dynamisme et l’expérimentation cinématographiques des années 1990 en Iran : autant de données essentielles dont Le Miroir résulte.
On a presque quelque scrupule à déflorer Le Miroir, un film qui, parti sur des bases déjà extraordinaires, se tord et se brise, vole en morceau, se recompose et se poursuit en nous coupant toujours plus le souffle. Le récit initial s’engouffre dans une dramaturgie minimale qui procure déjà une immense tension. Personne ne vient chercher Mina à l’école ce jour-là ; la fillette entreprend alors un retour vers chez elle par ses propres moyens, c’est-à-dire avec ceux de l’enfance, précisément de ce point de vue singulier, avec des repères aussi précis (une place, une épicerie) que vagues (quelle épicerie ? quelle place?). Organisée tout en circularité, la première séquence est un modèle de virtuosité et d’économie mêlées ; la caméra est centrée – sans doute au milieu du carrefour – et Mina tourne autour. Elle part de la grille de son école, pour y revenir, en ayant déjà vécue dans ce laps de temps un nombre incalculable d’aventures. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une immense aventure, comme celle d’introduire une pièce dans la fente d’une cabine publique, et bien évidemment de traverser les infernales artères de Téhéran.
Personnage à part entière, la ville monstrueuse gronde et rugit comme la créature extraordinaire d’un monde où tout est disproportionné pour la silhouette de Mina, aussi gaillarde que minuscule. Après la circularité initiale, le film prend la forme d’un flux marqué par davantage de rectitude – un trajet sur une moto, suivi d’un autre en bus. Le Miroir est donc une série d’épreuves initiatiques, en cela fidèle à la structure d’un conte entre Alice et Petit Poucet – l’initiation étant ici indubitablement féminine. À ce sujet, on apprend que la mère de Mina est enceinte, Le Miroir peut être vu comme le cauchemar « éveillé » d’une fillette craignant l’abandon du fait de l’arrivée programmée de cet intrus. Ensuite, lors de la séquence dans le bus – où hommes et femmes sont séparés selon les règles de la République Islamique –, Mina fait face à de possibles projections et reflets de son devenir féminin rendu en un tableau vivant basé sur la circulation entre son visage – et ses yeux intenses – et le corps des autres passagères. Entre autres : une diseuse de bonne aventure, une belle jeune femme échangeant de tendres œillades complices avec son compagnon, une vieille dame acariâtre. À moins que Mina – qui s’apprête à contester le film jusqu’à le « dérouter » – ne se prépare déjà à être l’une des adolescentes se travestissant pour entrer dans le stade de football dans Hors jeu (2006). Son aplomb et son opiniâtreté rendent cette hypothèse pour le moins plausible.
Dès son point de départ, le « réel » pénètre déjà le film. À part Mina et quelques personnages en interaction avec elle, on ne peut tout à fait juger ce qui appartient au film – à la fiction – et ce qui vient s’y glisser – par exemple une silhouette ou un véhicule obstruant la relation directe entre Mina et la caméra. L’idée de sortir de son rôle – particulièrement forte après la scène du bus où elle assiste au spectacle de la condition féminine – révèle l’autoritarisme de tout dispositif cinématographique, lequel fonctionne indéniablement comme une percutante métaphore politique. En se dévoilant (dans les deux sens du terme) comme personne et non plus personnage, elle met en scène une forme d’assujettissement, plus ou moins doux, mais un assujettissement tout de même. Dans l’opacité des raisons qui conduisent une enfant à se libérer d’un tel carcan, cette décision représente un moment d’instabilité totalement déconcertant. D’une certaine façon, le spectateur et le film se rejoignent dans une même instance. Le « sol » filmique vient de se dérober ; on hésite, on devient ce film malmené qui passe d’un statut d’image à l’autre, pour finalement revenir à son format, le 35mm. Car le film continue après cet extraordinaire moment de flottement.
La seconde partie du Miroir reprend le même récit, mais dans un autre régime où le « réel » à demi accepté dans la première partie va étendre davantage son contrôle, rendre encore plus incertain le fil entre le bloc de réalisation et la déambulation de la fillette. Le contact visuel se trouve rompu durant de longs moments, le micro HF dont est munie Mina régulièrement parasité. Quelques années après Close-Up (1990) de Kiarostami – on songe particulièrement à la bouleversante scène finale réunissant les « deux Makhmalbaf » –, on retrouve un autre film qui accepte de n’être ni l’un ni l’autre (fiction ou documentaire), mais de se situer sur le fil, à l’interstice, au risque d’être avalé goulûment – par le réel ou la fiction (et par le monstre Téhéran). Ceci sans que l’on puisse tout à fait décréter que cette deuxième partie n’est pas moins mise en scène que la première ; comme dans le film de Kiarostami, c’est le règne du faux-semblant à l’interstice vérité-mensonge. (Re)voir Le Miroir aujourd’hui ne peut être séparé de la terrible situation du cinéaste, et de Ceci n’est pas un film (co-réalisé avec Mojtaba Mirtahmasb), sorti à l’automne. On se souvient que Panahi, devant son téléviseur, fait face à la séquence où Mina brise le film, avec un effet miroir surprenant puisqu’il concède face à ses propres images sa fatigue d’être lui-même, de faire du cinéma. Si Le Miroir est bien le meilleur film de Jafar Panahi à sortir en 2011, le dernier segment de Ceci n’est pas un film restera comme l’un des moments de cinéma les plus sidérants de cette même année. Mais ce qui relie le plus étroitement ces deux œuvres, c’est bien une croyance viscérale dans le 7e art, et une capacité à faire cinéma de tout bois, y compris quand il se nomme « empêchement ».