Film étrangement rare et peu connu de Kenji Mizoguchi, Le Destin de Madame Yuki réapparaît sur nos écrans. Étrangement, car le film date de 1950, et la production du cinéaste à partir de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à sa mort en 1956 demeure en grande partie visible, que cela soit sous la forme de reprises en salle régulières ou d’éditions DVD. En revanche, de nombreux films datant des années 1920 et 1930, malgré les efforts fournis par les distributeurs et éditeurs DVD ces dernières années, restent encore aujourd’hui invisibles, voire inconnus car ayant tout bonnement été perdus.
Dans ce film, Hamako, une jeune fille naïve de la campagne, est engagée comme domestique au service d’une femme issue de la noblesse, Madame Yuki. Hamako idéalise sa maîtresse après avoir assisté à son mariage il y a plusieurs années de cela, et vit comme un conte de fée la possibilité de demeurer quotidiennement à ses côtés au sein même de sa demeure luxueuse. Mais rapidement, la jeune fille découvre la sinistre réalité, et comprend que sa maîtresse vit un calvaire en raison des continuelles humiliations que lui fait subir un mari qui abuse d’elle et la trompe aux yeux de tous. Poussée par un jeune voisin dont elle est proche, Madame Yuki tente de se séparer de son époux et de prendre son indépendance en transformant sa demeure en un hôtel dont elle est la tenancière, mais se révèle incapable le moment venu de franchir le pas qui lui permettrait de mettre fin à son supplice en actant le divorce. Le film dessine alors une structure en forme d’aller-retour continuel et désespérant, oscillant entre le désir de liberté de sa protagoniste et son incapacité à franchir le pas en se défaisant des liens troubles qui l’unissent à son mari.
Le crépuscule d’une classe
La naïve Hamako apparaît comme la figure centrale autour de laquelle gravite le film. Non pas qu’elle y joue un rôle qui oriente le récit et qui influe sur son déroulement, mais sa présence et son regard permettent de mesurer le gouffre existant entre sa vision idéalisée d’une noblesse traditionnelle et la réalité. Car c’est bien de cette féerie traditionnelle que rêve la naïve Hamako, fantasmant un monde de princes et de princesses dans lequel tout ne serait que ravissement et beauté. Mais si elle a pu se figurer cela, c’est en raison des apparences, en raison de la beauté de Madame Yuki le jour de son mariage, de la demeure perchée sur la colline, de la salle de bain qu’on lui permet d’utiliser, le tout au milieu d’une nature resplendissante surplombant un lac qui à maintes reprises se dessine en arrière-plan. La mise en scène de Mizoguchi semble se fondre dans ce décor, par de fins et lents mouvements de caméra latéraux qui caressent discrètement les splendeurs du paysage et accompagnent la lente déambulation des corps. À cette luxuriance empreinte de calme et de volupté, à cette intemporalité qui, émanant du paysage, semble trôner au-dessus du brouhaha de la modernité, répond ce qui est lié à cette modernité, c’est-à-dire la veulerie marchande, l’individualisme et l’hédonisme vulgaires qui découlent de cette idéologie de l’argent propagée par le modèle capitaliste occidental. Les hommes d’affaires ivres qui saccagent l’hôtel, les amis et la maîtresse du mari habillés à l’occidentale, mâchant du chewing-gum et fumant comme dans les films, apparaissent comme des verrues plantées sur un décor ancestral.
Mais ce décor… n’est qu’un décor. Et loin de Mizoguchi l’idée de tresser des lauriers à un Japon traditionnel. Car ce qui empêche finalement Madame Yuki de prendre son envol, c’est notamment l’importance qu’elle accorde aux devoirs qu’elle considère comme étant les siens en tant qu’épouse. Elle ne peut concevoir de renoncer à la place qui lui a été assignée en tant que femme de sa classe, et à rompre avec certaines traditions afin de gagner son indépendance. Car qu’est-ce qui permettrait à une telle femme de s’extraire de la tutelle de son mari, sinon le fait de travailler de ses propres mains ? Son émancipation vis-à-vis de la logique masculine ne peut que s’appuyer sur l’idéologie libérale, qui tolère qu’une femme se prenne en main en occupant un emploi rémunéré. Le divorce la contraindrait à travailler pour vivre, et ainsi à rompre avec l’idéal féminin défini par sa lignée familiale, à tourner la page de siècles et de siècles de traditions propres à la noblesse dont elle est issue pour mieux se fondre dans la logique bourgeoise et libérale. Est-elle capable d’être une femme moderne et émancipée, ou préfère-t-elle subir les brimades de son mari afin de faire perdurer ce statu quo social ?
Mais les ressorts psychologiques rentrent aussi en compte lorsqu’il s’agit d’expliquer les raisons qui font que Madame Yuki est incapable de s’arracher aux griffes de son époux. Car ce dernier use avec elle d’un chantage psychologique qui confine à la perversion, et a parfaitement conscience qu’elle est incapable de repousser ses étreintes. La fatalité qui s’abat sur elle provient à la fois de l’attitude des hommes qui l’entourent, mais aussi de sa dépendance physique, du désir charnel qu’elle éprouve pour un époux qui pourtant la dégoûte par son comportement. Où quand la caresse devient un supplice qui vous enchaîne à votre bourreau. Et en contrechamp de tout cela apparaît le regard de Hamako qui, dégrisée, est furieuse de constater que cette femme qu’elle idolâtrait et érigeait en modèle fasse preuve de si peu de force de caractère et reste soumise à un ordre masculin aussi vulgaire.
Mélodie sur un fil
Toutefois, en bémol, le film n’est pas exempt de faiblesses scénaristiques, qui se manifestent à travers les caractérisations volontiers abusives et stéréotypées de certains personnages, et qui ont pour conséquence de créer des situations face auxquelles il nous est difficile d’éprouver de l’empathie. Et le danger de ces approches caricaturales dans un film de Mizoguchi, c’est qu’elles se voient, qu’elles jurent au milieu du rythme si particulier, nu et épuré de la mise en scène. Au sein d’une partition usant d’un trait aussi fin que gracieux, toute note un peu outrancière détonne. Mais en dehors de cela, que dire de la mise en scène que nous propose le cinéaste sinon qu’elle est, comme à son habitude, sublime ? Sublime en ce que la photographie se fond dans les paysages, les arbres, les nuages et l’étendue endormie du lac. Cependant, ce travail ne repose pas uniquement sur le fait de concocter main dans la main avec son chef opérateur de belles images. Non, ces belles images, via le montage, s’offrent à nous sans se détacher de l’ensemble et résonnent non pas en tant qu’entités uniques et séparées, mais teintées et nuancées par la totalité de ce que nous voyons. Un paysage brumeux pris en plan large au petit matin est beau en soi, mais son charme devient trouble quand on sait que le personnage qui arpente seul cet espace est submergé par des états d’âme vénéneux. Mais la mise en scène de Mizoguchi, hors de tout cadre géographique sublime, repose avant tout sur la volonté de placer sa caméra à une certaine distance de l’action, sur un refus de trop s’approcher par crainte de fractionner l’espace, afin de mieux faire affleurer le drame dans la durée via cette science si particulière qu’est la direction d’acteurs. On se sent alors emporté comme par une fine musique par ces déplacements, ces gestes à peine esquissés, par la finesse de certaines attitudes dont on sent malgré le silence qui les entoure qu’elles dissimulent tant bien que mal un trouble et une blessure définitives.