Les Sœurs de Gion, deuxième production d’une longue et fructueuse collaboration entre Kenji Mizoguchi et le scénariste Yoda Yoshikata, nous fait pénétrer dans l’univers des geishas, et plus particulièrement celles de Gion, un quartier populaire de Kyoto, duquel le réalisateur est familier.
Les femmes et tout précisément les geishas resteront son sujet de prédilection tout au long de son œuvre ; on le qualifia même de cinéaste « féministe ». Sans doute fut-il durablement marqué par la vente de sa sœur par son père, pour subvenir au besoin de la famille.
Produit par la Daiichi Eiga, fraîchement formée par M. Nagata après la ruine de sa précédente maison de production – la Nikkatsu –, Les Sœurs de Gion est la belle démonstration d’une évidente liberté laissée aux auteurs, Mizoguchi signant ici l’un de ses films les plus engagés. Sorti en 1936 dans seulement deux salles, son distributeur – la Shochiku – refusant de le montrer dans un cinéma de première catégorie, en fit un échec commercial, ce qui précipita la faillite de la Daiichi dès 1937.
Dans ce film, deux sœurs geishas au caractère diamétralement opposé se partagent le même toit. Quand l’aînée, Umekichi, apprend que Furusawa, son protecteur, a fait faillite, elle lui offre l’hospitalité en signe de reconnaissance mais la cadette, Omocha s’insurge contre cette décision et décide de mettre en œuvre un savant stratagème pour se débarrasser de cet indésirable. Opposées, elles le sont également dans leur rapport aux hommes au point de personnifier une dichotomie culturelle entre tradition et modernité. La plus âgée s’efforce de respecter les traditions séculaires. Selon les bonnes mœurs nippones, elle ne fait par exemple transparaître aucune émotion. Elle n’avouera jamais son amour pour son ancien protecteur et entretient le secret désir de s’affranchir du rôle de courtisane pour espérer devenir son épouse, situation qui l’empêche de chercher un nouveau protecteur fortuné susceptible de la sortir de cet état de pauvreté. Par contre, sa sœur, en quête d’argent facile transgresse le code essentiel des geishas qui ne permet pas d’avoir plus d’un client. Moderne et cultivée, elle revêt volontiers l’habit occidental et, en séductrice accomplie, elle se joue de la crédulité des hommes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la jeune femme, dont le prénom, « Omocha », signifie « jouet », déclame dans une scène qu’elle refuse d’être le jouet des hommes. Déterminée à tirer un avantage de cette situation, elle n’hésite pas à user du mensonge pour parvenir à ses fins et se moque de la morale. Tandis que l’une incarne l’amour, les sentiments et l’affection, l’autre n’est que raison et calcul.
Loin de tout manichéisme, le réalisateur met à jour cet affrontement générationnel sans prendre parti, jouant essentiellement sur les symboles et les lieux : la maison renvoie à l’enfermement et aux ténèbres, tandis que la rue – l’espace extérieur – incarne la liberté et la lumière. Même si les critiques de l’époque ont reproché à Mizoguchi son esthétique trop formaliste, l’accusant de tourner le dos au progrès en restant trop proche du théâtre classique, le choix d’utiliser des plans séquences éloignés du centre de l’action fait naître une tension dans la distance. Il sonde l’âme de ses personnages avec une grande pudeur et cette position de la caméra ne nous les rend pas moins proches grâce à la force de la parole. Alors que son dernier film muet, La Cigogne de papier, date seulement de l’année précédente (1935), Mizoguchi use de la force dramatique des dialogues parlés avec justesse. Ce procédé met en valeur toute la complexité de l’humanité.
Critique amère de la société, Les Sœurs de Gion met régulièrement en lien le lieu des échanges commerciaux à celui de l’espace familial qui se délite, comme par exemple dans ce premier plan séquence, le travelling latéral associe la salle de ventes au domicile du marchand. Du coup, lorsque le commerce s’effondre, les liens familiaux s’en retrouvent éclatés : Furusawa, le marchand ruiné, fuit le domicile conjugal en abandonnant femme et enfant, après avoir dilapidé la dote de son épouse. Kimura le modeste employé de la maison de kimono quant à lui se fait duper par la jeune Omocha. Vénale elle-même, Omocha reconnaît sans peine la prépondérance de la puissance de l’argent chez tous, son soupirant y compris. Il pense, comme elle lui reprochera plus tard, l’acheter en lui offrant le précieux vêtement. Les liens affectifs sont liés à l’argent. Si le caractère des personnages semble défini par leur condition sociale, il souligne surtout l’emprise des codes sociaux sur chaque individu. Comme l’affirme Michel Serceau, le réalisme chez Mizoguchi en 1936 reste avant tout psychologique. Le dépouillement des décors rend cette peinture de la réalité plus mordante et nous permet de nous focaliser sur une certaine intériorité.
Mizoguchi livre à travers ce drame une vision terriblement sombre de l’institution des geishas. La vie de ces deux protagonistes est vouée à l’échec, toutes deux victimes de leurs illusions. En se jouant des hommes, Omocha a attiré sur elle les foudres de la vengeance. Elle se retrouve confrontée à une conscience exacerbée de sa condition. Umekichi, quant à elle, doit faire face à sa solitude. Sa bonté et son respect des giri (obligations) et senki (opinion publique) n’ont pas suffi à retenir l’être aimé. Au-delà de la condition de geisha, le réalisateur porte un regard sur la condition féminine dans son entier, voire sur la condition humaine. Il est troublant de voir à quel point ce film révèle une conception tellement moderne du cinéma. Cette œuvre saluée par la critique annonce des films plus tardifs comme La Rue de la honte, Les Femmes de la nuit…
En parallèle de la reprise en salle des Sœurs de Gion de Kenji Mizoguchi, Carlotta propose une nouvelle édition DVD remasterisée accompagnée de bonus très pertinents. Vincent Pascal introduit rapidement ce film en commentant des scènes emblématiques. Charles Tesson, enseignant et critique, revient plus longuement sur cette œuvre, par une analyse du cheminement intellectuel des deux sœurs, le film étant selon lui le récit d’un apprentissage vers une même désillusion. Enfin, Antoine Lassaigne propose un documentaire de 52mn, une vision contemporaine du quartier de Gion, et tente de percer les secrets de l’art des geiko (geisha confirmée) et maiko (apprentie geisha). Fort d’une collaboration avec Leslie Downer, rare occidentale à avoir pu entrer dans cet univers réservé aux initiés, il explique comment ces traditions perdurent et parfois même s’adaptent à la société occidentalisée. Il nous fait découvrir l’artisanat extrêmement riche lié à cette profession. Ces savoirs transmis de génération en génération sont pourtant menacés aujourd’hui.
Si les bonus proposés par cette édition permettent de découvrir plus avant le monde profondément fantasmatique des geishas japonaises, cette édition DVD présente avant tout l’avantage de donner à découvrir la position de Kenji Mizoguchi sur le sujet, une position marquée par le traumatisme subis par sa sœur vendue, et dont toute la force revendicative s’exprime avec d’autant plus de force dans Les Sœurs de Gion que le réalisateur, partenaire de sa maison de production d’alors, avait les coudées franches pour créer en toute liberté.