Après Carlotta qui a exhumé l’an dernier des films trop oubliés de Mizoguchi tournés pendant les années 1940, MK2 sort en DVD trois films datant des années 1930 et du début des années 1940, et nous permet d’approfondir la connaissance que nous avons de ce cinéaste en ayant une vision de plus en plus précise de l’ensemble de son œuvre.
On le sait, le cinéma muet est un continent englouti de l’histoire du cinéma, et des chefs d’œuvres entiers sont aujourd’hui tombés dans l’oubli. C’est le cas pour John Ford, dont la quasi-totalité de la production muette a disparu, ce qui, au vu des qualités d’un film de 1917 retrouvé il y a peu, se révèle être une catastrophe énorme, tant le cinéaste possédait déjà en grande partie le talent qui allait faire sa renommée. Si, en voyant Élégie de Naniwa, on peut être frappé par la maîtrise dont la mise en scène de Mizoguchi fait preuve, il ne faut pas oublier, comme le rappelle Jean Narboni dans un des bonus, que Mizoguchi a à son actif une vingtaine de films muets, dont seulement trois et demi sont arrivés jusqu’à nous. Certes, l’arrivée du son change la donne, mais pour le peintre qu’est Mizoguchi, le travail du cadre, de l’organisation des formes dans l’espace, et de la montée de l’émotion dramatique par la durée restent du même ordre. L’écriture de Mizoguchi est déjà à la fois extrêmement simple, dépouillée, précise et musicale. À bien des égards et à quelques détails près, elle se révèle telle qu’elle va être par la suite. Dans Élégie de Naniwa, seuls quelques gros plans et changements d’axes étonnants troublent celui qui est habitué au dépouillement et à la limpidité du réalisateur japonais.
Mais quand on parle de dépouillement, il faut préciser une chose : Mizoguchi ne fait que très peu de plans et chacun d’eux concentre toute son énergie. Sa mise en scène ne s’offre pas au spectateur : elle se dévoile et exige de lui qu’il fasse preuve de patience et surtout d’attention. Son travail est unique en cela qu’il nous met à une distance qui, loin de nous désensibiliser, nous fait assister au drame en direct, comme posé à plat et sans effet, à même de nous faire ressentir toute la cruauté nue de la situation et le néant du monde qui entoure ces personnages. Ce jeu avec la durée nous montre l’attente et la naissance par grades successifs du drame et du désespoir qui en résultera. Ce qui est terrible chez Mizoguchi, c’est de voir par exemple une jeune femme qui, après un plan très long, se dirige lentement dans un coin du cadre, pour s’accroupir en baissant la tête, assommée par ce qui se passe dans sa vie. L’une des grandes réussites de cette édition DVD est d’avoir réalisé de courtes mais intelligentes analyses de scènes. Ces « scènes commentées » par Charles Tesson mettent en lumière, pour ceux qui croient que le cinéma n’est qu’affaire de montage et de découpage, l’organisation extraordinaire des plans, la distribution de l’espace, et la façon dont chaque personnage est placé dans cet espace. Le plan est roi ! Et tout sera utilisé : hors-champs, profondeur de champs, légers mouvements de caméra qui bouleversent les rapports de force.
Si l’Élégie de Naniwa et Contes des chrysanthèmes tardifs sont tous les deux des grands films, le deuxième pouvant même être considéré comme un des chefs d’œuvre de Mizoguchi, Les 47 Rônin est quant à lui nettement plus discutable. Plusieurs raisons à cela : d’abord il s’agit d’un film de propagande, c’est-à-dire d’un sujet imposé par le gouvernement japonais pour soutenir l’effort de guerre. Inspiré par une histoire vraie ayant eu lieu au dix-septième siècle, Les 47 Rônin est un récit connu au Japon, ayant été mis en scène au cinéma et au théâtre une quantité hallucinante de fois : un samouraï voulant se venger de l’affront qu’un autre a commis envers lui l’attaque au sabre, le blesse sans réussir à le tuer. Mais le problème est qu’un tel acte de vengeance est interdit par la loi et, par conséquent, le fautif est condamné à s’ouvrir le ventre pour n’avoir pas respecté cette règle de savoir-vivre élémentaire. Mais les rônins de ce samouraï, c’est-à-dire les vassaux qui lui étaient dévoués, prennent la décision de venger leur maître, tout en ayant conscience que cet acte signe leur arrêt de mort : les 47 rônins tuent le méchant, puis se donnent la mort. Cette histoire très célèbre au Japon est pourtant ambiguë, car si elle montre de la part des rônins une fidélité aveugle envers le maître bien aimé à qui l’on doit tout, leur attitude va pourtant à l’encontre de la loi de l’empereur qui interdit que l’on se fasse justice soi-même. Toutefois, il est très et même trop simple de voir où le film veut nous mener : la fidélité sans concession pour le chef, c’est-à-dire, en 1941, pour l’empereur dans la guerre qu’il mène contre ceux qui tentent de freiner l’expansion de ce grand pays qu’est le Japon.
Par ailleurs, le film met clairement l’accès sur la pédagogie, dans le sens où les personnages parlent beaucoup et analysent ce qui leur semble être le bien-fondé des actions à mener, histoire de mâcher le travail au spectateur en lui faisant comprendre où est le bien et où est le mal. Cette façon de faire donne lieu à des scènes aussi rébarbatives que consternantes (le film dure plus de trois heures et demi). Pourtant, ce qui est étonnant, c’est que le film ne fait preuve d’aucun lyrisme. La scène finale de l’attaque du château, scène célèbre dans la culture japonaise, n’est tout simplement pas montrée : la nouvelle est annoncée par la lecture d’un parchemin. Ce film de propagande donne des leçons et n’agit pas, comme par exemple chez Eisenstein ou Dovjenko, par l’emphase et le lyrisme. Mizoguchi garde son écriture, toujours aussi parfaite, et parfois même peut-être encore plus osée que d’habitude, de par les durées et les mouvements d’appareils, à la limite de la pure sensation visuelle. C’est d’ailleurs, comme nous l’enseigne un des bonus, ce qu’on lui reprochera : on le trouve trop éloigné des acteurs et pas assez démonstratif dans sa mise en scène. Alors évidemment, ce film permet de réaliser pléthore de bonus forts intéressants sur la légende des rônins et sur son impact sur la société et sur la culture japonaise. Et Charles Tesson, de son côté, de mettre en avant ce qui, dans le film, semble se rapprocher des thèmes et des figures récurrentes présentes dans l’univers du maître japonais…
Mais nul besoin pour Tesson de faire cet effort certes louable pour les deux autres films, tant ils respirent du début à la fin tout ce qui fait la grandeur de Mizoguchi. Il ne s’agira plus alors du sacrifice des vassaux pour leur maître, mais de celui de la femme pour l’homme, de la sœur pour le père et le frère, de l’épouse pour le mari ambitieux. Dans Élégie de Naniwa, nous sommes au plus près de l’événement qui a déterminé toute la vie de Mizoguchi : en effet, le futur réalisateur, venant d’une famille pauvre, a vu son père, un raté invétéré, vendre sa sœur comme geisha. Cette événement a bien sûr traumatisé le jeune Mizoguchi tout en lui faisant prendre conscience de façon forte de l’injustice du sort fait aux femmes dans la société japonaise. Si toute son œuvre porte cette blessure, rarement a‑t-on vu chez lui un film qui se rapproche autant de son histoire personnelle. Car dans ce film, une jeune fille travaillant dans une entreprise est contrainte de devenir la maîtresse du patron afin d’aider financièrement son père et d’assurer les études de son frère. Puis, voyant que cela ne suffit pas, elle devient la maîtresse d‘un employé à la bourse à qui elle souhaite extirper de l‘argent. Mais sa stratégie échoue et elle finit en prison.
Comme le fait remarquer Jean Narboni dans l’un des bonus, l’univers de Mizoguchi est très proche de celui de Sternberg, notamment dans le traitement des personnages féminins. Jeune fille ayant du caractère mais aussi des rêves innocents et purs de bonheur et d’amour, Ayako, pour ne pas s’effondrer, se constitue comme objet, et revêt consciemment les habits que la société veut lui faire porter. Contrainte malgré elle de jouer un rôle pour sauver les siens, elle se fond dans son personnage et devient impérieuse et comme dénuée d’affects. Jamais elle ne baisse la tête face à ceux qui voudrait la juger. Le film, bien que court, montre la métamorphose de cette femme qui se sait maudite, mais dont le regard défie quiconque viendrait à la juger.
Enfin, avec Contes des chrysanthèmes tardifs, Mizoguchi signe un des chefs d’œuvre de sa carrière, annonçant, de par son propos, son film le plus connu : Contes de la lune vague après la pluie. Dans les deux films, l’ambition dévorante des hommes les mènent non pas à leur perte, mais à celle de leurs compagnes ou épouses, c’est à dire celles qui se sont dévouées à servir leur ambition. Mizoguchi pointe l’égoïsme de l’homme qui, pour atteindre son but, c’est-à-dire être reconnu par le monde, néglige ceux qui l’entourent et ceux qui l’aiment réellement. Mais le plus troublant dans ce film réside dans la fragilité des deux personnages principaux. Dans leur attitude, leur voix, on sent dès le début, bien avant que le drame ne se mette en place, qu’ils sont trop faibles pour le monde. La scène durant laquelle le pseudo-acteur et la nourrice découpent et mangent la pastèque, d’une longueur assez osée, est forte pour deux choses : elle nous fait sentir qu’un amour est en train de naître entre eux, tout en nous faisant prendre conscience avec effroi que ces deux êtres sont comme deux enfants certes purs, mais terriblement vulnérables. La façon dont Kikonosuke fait admirer très sérieusement à Otoku ses talents de coupeur de pastèque, est à la fois pathétique et tragique : en agissant ainsi, il cherche à prouver qu’il est capable de faire quelque-chose, au moment où tout le monde dans son dos critique son talent d’acteur, considérant qu’il doit sa place au rang de sa famille et non à ses qualités de comédien.
En résumé, si Les 47 Rônin s’avère être fastidieux pour ceux qui ne sont pas férus de culture japonaise, les mizoguchiens convaincus seront aux anges en découvrant Élégie de Naniwa et Contes des chrysanthèmes tardifs dans des versions magnifiquement restaurées et agrémentées de bonus à la fois simples et intelligents.