En 1935, Kenji Mizoguchi, alors âgé de 37 ans, a déjà plus d’une soixantaine de films à son actif. Fort peu d’entre eux nous sont parvenus intacts, et c’est donc une chance inespérée qui est offerte aux cinéphiles de découvrir avec La Cigogne de papier, Oyuki la Vierge et Les Coquelicots certains des plus anciens des films du réalisateur encore conservés. Mais se réjouir de cette édition pour cette seule raison serait minimiser l’importance de ces trois films, dans lesquels la sensibilité de l’artiste s’exprime avec une liberté dont il n’avait peut-être pas joui jusque-là.
En 1935, le producteur Masaishi Nagata, ami de Mizoguchi, participe avec celui-ci à la création de la Daiichi Eiga, maison de production qui permettra donc au réalisateur de s’abstraire de la tendance de l’époque à exalter les valeurs qui mèneront le Pays du Soleil Levant à la guerre aux côtés de l’Axe. Alors qu’il est déjà un réalisateur chevronné, Mizoguchi peut alors, à cette époque, jouir de la liberté que lui donne le fait d’être décideur de ses propres productions – et jeter les bases d’un œuvre à la thématique et au style bien définis, et pour laquelle il est connu.
La principale caractéristique qui s’affirme dans les productions de 1935 – et également dans Les Sœurs de Gion, de 1936, qui ressort aujourd’hui sur les écrans et dans une édition DVD séparée – est évidemment l’omniprésence des personnages féminins. Non que cette thématique n’ait pas été présente dans ses œuvres antérieures, mais la prise de position du réalisateur pour ses héroïnes brisées et sacrifiées, le plus souvent par les hommes, sur l’autel de la réussite, des apparences et du plaisir, se fait ici bien plus claire.
Oyuki la Vierge met ainsi en scène Oyuki et Okin ; deux geishas chassées par les combats de la révolte des samouraïs rônin du domaine de Satsuma contre les Meiji, et qui s’entredéchirent autour de la personne d’un commandant de l’armée régulière dont elles sont toutes les deux tombées amoureuses. Suivant au départ la trame de la nouvelle de Maupassant Boule-de-Suif, le récit se sépare de la virulente satire sociale de la nouvelle originale pour exalter le sacrifice de ces femmes déchues, en proie bien malgré elles à l’amour. Il est d’ailleurs intéressant de constater que de la seule prostituée Boule de Suif (qui pour sauver les passagers d’une voiture couche avec un officier allemand, et continue malgré tout à être la cible des moqueries méprisantes de ceux qui s’estiment meilleurs qu’elle) se transforme chez Mizoguchi en Oyuki et Okin. Les deux femmes sont ostensiblement opposées : Okin laisse les passagers de la voiture mourir de faim alors qu’elle a des provisions, Oyuki leur offre spontanément de partager son repas ; Okin tente de séduire l’officier avec provocation, Oyuki par ses seuls sentiments qui transparaissent… Et ce, jusqu’au dénouement tragique, qui les verra toutes deux accepter de leur plein gré le malheur et l’abandon. Oyuki la Vierge n’est d’ailleurs pas titré ainsi de par la virginité physique de son héroïne, mais bien par les rapports que celle-ci entretient avec la vierge du dogme chrétien, une comparaison validée dès le début du film par le carton-titre, qui figure ce personnage tutélaire de l’église chrétienne. Finalement, Okin et Oyuki peuvent toutes deux prétendre à cette parenté, jointes l’une à l’autre par leur propension au sacrifice.
Oyuki la Vierge est un film d’intérieur : alors même que la majeure partie du récit devrait se situer sur la route, Mizoguchi multiplie les scènes de chambres. Le voyage, pourtant l’évènement structurel du récit, n’a pour ainsi dire pas lieu à l’écran, et l’on passe de la maison de geishas dévastée au relais de poste où aura lieu la rencontre, pour revenir vers la maison de geishas. Okin comme Oyuki ne sortent quasiment jamais, tandis que l’extérieur, le mouvement, l’attaque comme la fuite, appartiennent aux autres protagonistes, les hommes en premier lieu. Figures de Pénélopes pour lesquelles Ulysse ne serait qu’un prétendant de plus, Oyuki et Okin sont des images de l’attente, les illustrations d’un portrait puissamment stylisé de la prostitution de la femme, cette thématique si chère et si douloureuse au cœur de Kenji Mizoguchi.
Les Coquelicots, par contraste, dépeint le conflit entre Sayako, jeune fille de la campagne, venue rejoindre à la ville l’homme à laquelle son père l’a promise depuis des années, et Fujio, qui a des vues sur le même homme, tout en étant déjà fiancée à un autre. Si conflit il y a, cependant, c’est avant tout entre le père de Sayako, le fiancé de Fujio, et Ono, l’homme convoité. Car si Sayako est effectivement désespérée de voir lui échapper Ono, c’est avant tout parce que son père, tel qu’il le rappelle à de nombreuses reprises, l’a confortée dans cet espoir depuis des années. On devine à demi-mots que la bonne situation future d’Ono n’est d’ailleurs pas étrangère à ce projet. Fujio, quant à elle, se voit refuser d’épouser qui elle désire avant tout par une famille et un entourage faisant le jeu des convenances sociales et financières. Sayako est une femme brisée dès sa jeunesse, coupée de toute forme de choix, de personnalité, de libre arbitre – libre arbitre que Fujio brandit, par contraste, en étendard de sa liberté d’être. Les hommes et les femmes ne se mélangent pas vraiment dans Les Coquelicots, et deux récits se mêlent autour d’un axe narratif central. Finalement, quel que soit l’aboutissement des histoires de cœur et d’argent au centre du récit, la véritable conclusion est que les deux sexes sont terriblement séparés, et la magnifique scène de Fujio jetant négligemment à l’eau l’objet qui pour l’homme qui la courtise représente tout se pose en symbole de cette incompréhension.
Les héroïnes des trois films auraient dues être interprétées par la même actrice, Isuzu Yamada. Celle ci étant enceinte, Kuniko Miyake prit la relève du rôle de Fujio. C’est incontestablement Fujio qui emporte la préférence de Mizoguchi, préférence notamment marquée par la composition de l’image autour de l’actrice. Aucun plan n’est aussi lyrique, dans Les Coquelicots, que ceux qui entourent Fujio – souvent seule à l’écran, par ailleurs. Seule parce que provocatrice, provocatrice parce que seule : Fujio est le portrait – encore très actuel aujourd’hui – de la femme indépendante chez Mizoguchi, comme chez Natsume Soseki, le célèbre écrivain et co-auteur du scénario du film.
La Cigogne en papier, enfin, suit le destin de Sokichi, jeune aspirant médecin sans le sou, qui se voit obligé de gagner de quoi vivre en devenant serviteur. A cette occasion, il croise le chemin d’Osen, prostituée aux fréquentations plus que douteuses. Celle-ci décide de faire tout ce qu’elle peut pour offrir un avenir au jeune homme, au mépris de sa propre destinée.
La Cigogne en papier est certainement, des trois films proposés dans le coffret, le plus lyrique. Mizoguchi adopte dans ce film une forme étonnante au regard de ses œuvres postérieures, puisqu’il imbrique plusieurs temporalités rétrospectives les unes dans les autres, brouillant ainsi les pistes de compréhension. Cela lui permet notamment de se jouer des pièges narratifs de cette construction régressive : la conclusion de son récit, sensément immuable du moment qu’il l’expose au début de son film, est ainsi vite oubliée dans la temporalité trouble. Annonçant la beauté visuelle des Contes de la lune vague après la pluie, La Cigogne en papier possède une esthétique proche des récits fantastiques d’histoires de fantômes japonais. Ces récits possèdent toujours un aspect sinistre malgré une pudeur narrative et visuelle évidente (on peut se référer, notamment, au magnifique Kaidan de Masaki Kobayashi pour en trouver une bonne illustration). Certains plans de La Cigogne en papier étonnent ainsi, par les ténèbres qu’ils évoquent. Par contraste, le film possède un aspect de candeur presque enfantine (le vol de la cigogne, notamment), aux antipodes de ces moments des plus sombres. Récit de l’abandon conscient à la misère et à la folie, La Cigogne en papier possède également une dimension particulière parmi les trois films proposés par le coffret, puisqu’il s’agit de celui pour lequel la restauration de l’image est la plus réussie – les deux autres films ayant manifestement douloureusement subi les outrages du temps. Mais La Cigogne en papier se distingue avant tout parce qu’il s’agit du dernier film muet de Mizoguchi, présenté ici accompagné par la voix d’un benshi, les bonimenteurs cinématographiques japonais.
Afin de proposer un regard plus large sur les films édités, Carlotta, comme à son habitude, agrémente son édition de bonus, ici diversement intéressants. Diversement, car on eut espéré mieux en guise de présentation critique que les six minutes (cumulées, pour les trois films) d’introduction narrées par Pascal Vincent. Fort heureusement, cette édition DVD propose également des bonus exclusifs tout à fait remarquables, notamment une découverte de l’art du benshi, ce bonimenteur propre à la culture japonaise, qui était parfois plus populaire auprès du public que les films qu’il illustrait. L’acteur Osamu Kuroi se livre ici, d’une part, à un passionnant récit de l’époque du benshi au Japon, et à une réinterprétation par ses soins d’une scène de La Cigogne en papier – une réinterprétation étonnamment émouvante, accrochés que nous sommes aux mimiques passionnées de l’acteur-narrateur… Un documentaire consacré à Isuzu Yamada, magnifique interprète d’Osen dans La Cigogne en papier et d’Oyuki dans Oyuki la Vierge, complète judicieusement les bonus de ce coffret.
C’est autant sa propre sensibilité humaniste que le terrible drame qui a touché sa sœur Suzu alors qu’il était encore jeune homme (lorsque son père, à bout de fortune, décida de la vendre à une maison de geishas) qui s’exprime dans le rapport de Mizoguchi à ses personnages féminins. Privés de l’opportunité de voir ses œuvres antérieures (presque toutes disparues), on ne peut souligner l’importance des trois films ici présentés que par défaut. Cela étant, les films de la Daiichi Eiga sont, plus que tous les autres précédents pour le réalisateur, ceux de la liberté d’expression. En tant que tels, ce coffret apparaît comme une opportunité à saisir de découvrir une facette du réalisateur dont la France était jusqu’ici privée – opportunité qu’il convient de saisir.