Rencontrer le cinéma en feignant le dispositif théâtral, l’atteindre autant que le laisser venir à soi par l’abondance même des mots, c’est peut-être là l’éternel projet de Vecchiali : étirer le langage d’un bout à l’autre du champ, avec au centre des acteurs et, immédiatement derrière eux, des événements qui surgissent dans l’hétérogénéité souveraine de la forme. Cette hétérogénéité est ici d’autant plus précieuse qu’elle s’inscrit paradoxalement dans un dispositif on ne peut plus strict (quatre nuits, un lieu fixe – la jetée irréelle du port de Marseille –, deux personnages, tous hérités des Nuits blanches de Dostoïevski, soit le récit d’une âme en peine croisant le chemin d’une femme pleurant un amour perdu), faisant tout reposer sur l’incessante interaction entre la préciosité singulière du verbe et la grâce d’une mise en scène qui en serait à la fois le refuge et le miroir. À ce moment-là, n’existe plus que la mise en tension entre la conscience permanente de l’illusion dramatique et le dévouement absolu et fragmentaire aux fluctuations du sentiment. Exemple : Natacha (présence volatile d’Astrid Adverbe) est présentée assez littéralement (les spectres d’un blanc surgi de nulle part illuminent la ruelle où elle s’éloigne puis disparaît dans les abîmes du montage) comme un fantôme du présent, comme une réminiscence de quelque chose qui n’aurait jamais existé (donc comme un simulacre qui clouerait le temps au désespoir du héros), et dans le même temps l’on ne cesse de la laisser respirer, de la raccorder à des semblants de réel (que parfois elle se met même à dominer).
Ballets rêveurs
Ce jeu de présence-absence se pense plus précisément encore lorsque c’est le film lui-même qui doit traiter avec des fantômes (Dostoïevski évidemment, mais également Bresson, et puis Visconti, tous déjà passés par là). C’est d’ailleurs le dessein avoué de Vecchiali : construire, parallèlement aux rencontres parlées, un double portrait de Fédor (à la fois par son personnage, qui porte son nom, et par la façon dont le film entend s’imprégner d’une forme d’essence dostoïevskienne, mais une essence qui se dissoudrait dans les cœurs). Ainsi reprend-il à la lettre les mots des Nuits blanches (« le soleil qui luit pour tous les habitants de la ville ne pénètre pas ces endroits ; un autre soleil, d’une lumière spéciale qui semble être fait exprès pour ces coins perdus, y brille ») et les confronte-t-il aux nocturnes lumières violettes, blanches, jaunes, oranges, rouges et vertes que l’on devine émaner de pubs agités et de restaurants en train de fermer. Ces tâches lumineuses en mouvement, ajoutées au lent balayement vert du phare sur la figure de Natacha, font de l’objet un infime événement lumineux – soit cet événement qui, sans redéfinir notre rapport à la lumière, réaffirme sa place dans ce qu’il y a de plus nu. Cette lumière, loin d’être décorative, semble se mouvoir au sein même des consciences amoureuses ; en témoigne ce très beau plan où l’étonnement de Fédor fait s’écarquiller, d’un coup, tout ce qui demeure de la vie du port.
Là, le film, tout en s’en démarquant nettement dans sa structure, semble inscrire les splendides Quatre nuits d’un rêveur – toutes proportions gardées – dans sa farandole des hommages (de même qu’un « je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas » ophülsien). Chez Bresson déjà, les lumières, se superposant à celle de la lune, dressaient une Carte du Tendre rêveuse et abstraite, dissertant bien mieux que mots et corps sur la douleur impalpable du sentiment. Sous le Pont-Neuf, entre « tableaux parisiens » et projections de peinture, s’organisait un jeu de contrastes seulement guidé par l’autorité tendre de la nuit, autant qu’ici peut ressortir un nez rougeoyant au milieu de l’obscurité, ou qu’un personnage peut ne plus happer que l’ombre. La comparaison s’arrête là, Vecchiali traçant sa voie propre dans une grâce tout aussi rêveuse mais bien moins symboliste, comme dans cette façon de s’accoupler aux sauts permanents des dialogues par une pure musicalité du montage, ou dans ces instants fugaces qui rapprochent le cadre des personnages à mesure qu’ils avancent l’un vers l’autre. Si le charme du film, fameux mélange d’évidence (l’envolée lyrique du coucher de soleil écarlate et du fondu enchaîné couplant mer et phare) et de maladresse, rejoue l’éphémère qu’il érige en ars poetica, s’évaporant dans d’embarrassants fossés dès lors qu’il s’égare de son dispositif (la pénible scène de danse, le flash-back un brin gênant), il n’en demeure pas moins à célébrer – mais à célébrer dans un murmure, tout comme le clapotis de l’eau en vient parfois à effacer la logorrhée des vivants.