Drunk démarre en trombe, au rythme d’une course lycéenne d’un genre un peu particulier. Dans cette compétition, l’alcool tient à la fois lieu de carburant (on boit à la moindre occasion), d’obstacle (on doit s’arrêter régulièrement pour vomir) et de récompense (la fête se prolonge ensuite en ville, une bouteille à la main). À cette ivresse de la jeunesse succède brusquement un générique d’une parfaite sobriété, dont le silence n’est rompu que par le bruit d’un liquide qu’on verse lentement dans un verre. Réduit à un écoulement morose, dans un contraste saisissant avec la cacophonie de la scène précédente, l’alcool est soudain devenu triste. Un décalage qui résume bien l’esprit du film de Thomas Vinterberg et son propos. Drunk se concentre sur quatre professeurs vieillissants, Martin, Tommy, Peter et Nikolaj, alors que les lycéens du début sont vite relégués à l’arrière-plan, symboles d’une ambition et d’une joie de vivre perdues. Pour enfoncer le clou de cette mélancolie, le réalisateur place son film sous le patronage de Kierkegaard en mettant en exergue une citation du philosophe danois : « La jeunesse ? Un rêve. L’amour ? Ce rêve ».
Le scénario de Drunk s’intéresse plus particulièrement au personnage de Martin (Mads Mikkelsen), dont la dépression latente donne lieu à une série de vignettes d’une absurdité tragicomique, notamment lorsque ses propres élèves sont amenés à lui rappeler le contenu du programme scolaire, puis le convoquent pour lui demander de se mettre au travail. Plus généralement, toute la première partie du film est habitée par un sentiment diffus d’étrangeté, renforcé par une lumière très crue et par le choix d’une mise en scène calquée sur la subjectivité du personnage : longue focale pour souligner le caractère nébuleux de sa perception, doublée d’une caméra à l’épaule pour mimer l’instabilité d’un rapport douloureux au monde et aux autres. Martin se laisse ainsi flotter dans une sorte de rêve éveillé, une routine marquée par un égarement des sens qui prépare déjà le terrain à l’irruption de l’alcool, puis de l’alcoolisme. Lorsque les quatre professeurs décident de vérifier une théorie selon laquelle l’être humain devrait compenser quotidiennement un important déficit d’alcool dans le sang, l’absurdité des règles qu’ils se fixent (ne boire qu’au travail, augmenter sa consommation jusqu’à atteindre son taux d’alcoolémie « idéal », etc.) ne fait que prolonger, en le redoublant, le non-sens de leur quotidien.
Tempête dans un verre d’absinthe
Pour les quatre hommes, ce choix de l’ivresse prend l’allure d’un simulacre d’expérience scientifique : il s’agit de se saouler pour « rassembler des données ». Cette posture s’étend au film lui-même, qu’on pourrait qualifier de « film-expérience », et plus largement au cinéma de Vinterberg, qui nous a habitués à de petites fables en vase clos, avec des personnages-cobayes et une morale pessimiste. Si les ingrédients sont globalement les mêmes, Drunk se distingue toutefois d’un film comme La Chasse, qui se caractérisait par un surplomb et une misanthropie assez déplaisants. Ici, le récit avance au même rythme que son héros, à tâtons, ouvrant le champ à la drôlerie et à une légèreté bienvenue. Mais c’est aussi la limite du film, qui expérimente en même temps que ses personnages et, comme eux, semble bien en peine de tirer des conclusions. De ce point de vue, le recours liminaire à Kierkegaard, défenseur d’une primauté de l’expérience pratique sur une sagesse théorique, n’est sans doute pas innocent. Vinterberg s’approprie les concepts du philosophe existentialiste sans pour autant en accepter toutes les implications (l’éloge de l’absurde, par exemple, n’est pas tenu jusqu’au bout par le film).
Le scénario ménage pourtant une place à l’hypothèse d’un alcoolisme heureux, embrassant pour un temps les illusions de ses quatre protagonistes, qui se réclament sans cesse de buveurs illustres tels que Churchill ou Hemingway pour justifier leur propre addiction. C’est sur cette crête inconfortable que Drunk s’avère le plus séduisant, dans le pur plaisir du déraillement qu’il produit et dans le paradoxe d’une trajectoire rédemptrice qui ne passerait pas par le dessillement du héros, mais au contraire par son renoncement à toute forme de lucidité. Dans sa deuxième moitié, le film reprend malheureusement le chemin plus prévisible du drame conjugal, des disputes hystériques et du deuil, tout en refusant de porter un jugement définitif sur l’expérience conduite par ses personnages. Il se tient alors dans un flottement peu convaincant, comme si Vinterberg voulait faire tenir dans un seul geste l’éloge de l’ivresse et la prévention contre les dangers de l’alcoolisme. Fable sans morale, Drunk s’achève sur un numéro d’équilibriste assez représentatif de ses limites. Nos héros dégrisés croisent la route de leurs anciens élèves, tout juste diplômés et décidés à célébrer pleinement leur réussite. Masquant l’impasse de son scénario, le film organise alors un climax d’une efficacité tape-à‑l’œil, une synthèse utopique et éphémère entre l’innocence des uns et la maturité désabusée des autres. La fête culmine dans une danse à l’euphorie communicative, où le corps de Martin retrouve soudain la souplesse et les mouvements de sa première jeunesse. Un formidable numéro d’acteur qui fait diversion quelques minutes, avant qu’un arrêt sur image ne fige le corps du personnage dans un saut vers la mer, à égale distance de l’élévation et de la chute, en parfaite symbiose avec le statu quo derrière lequel se retranche le film.