Thomas Vinterberg a emprunté divers chemins depuis la mini-révolution que fut Festen (premier film du Dogme 95) mais on est en droit de se demander s’il n’a pas trop bifurqué cette fois-ci. Délaissant ses thèmes de prédilection que sont entre autres la vilenie humaine et le dysfonctionnement familial qu’il avait revisités dans son dernier film, La Chasse, bancal certes mais assez puissant, Vinterberg tend vers une certaine forme de légèreté et de classicisme. Pourquoi pas, mais puiser dans l’œuvre romanesque de Thomas Hardy pour l’atteindre ne semble pas être la meilleure piste.
Le cinéma s’est beaucoup inspiré de la matière romanesque de cet auteur victorien (Michael Winterbottom en ayant trois à son actif : Jude, The Claim et Trishna). À une époque où le retour aux classiques est redevenu une mode (Les Hauts de Hurlevent d’Andrea Arnold, Jane Eyre de Cary Fukunaga, Orgueil et Préjugés de Joe Wright etc…), il était prévisible que Thomas Hardy revienne au goût du jour.
Technicolor
Dans Loin de la foule déchaînée, Bathsheba Everdene a hérité de la ferme de son oncle et compte bien la gérer d’une main de fer. Elle est courtisée tour à tour par un berger, un riche propriétaire terrien et un séduisant soldat. Farouchement indépendante et ne souhaitant pas se plier aux conventions, Bathsheba va devoir apprendre à choisir.
Vinterberg a souhaité traiter cette histoire sur le mode de la grande fresque, dans la droite lignée d’un David Lean dont le Ryan’s Daughter et sa passion bucolique font écho aux frissons amoureux de Bathsheba et du sergent Troy (on pense à l’une des plus fameuses scènes du roman, le sergent Troy se livrant, avec son épée, à un numéro de séduction très érotique au cœur d’une forêt complice). C’est en adoptant ce style-là que le cinéaste instille ainsi trop de glamour et de romantisme éhonté et s’égare quelque peu dans cette adaptation. L’enrobage coloré/flashy des images jure avec l’esprit terrien des contrées du Wessex dans lesquelles se déroulent cette histoire (ancien comté médiéval dont Hardy change le nom des villes et des lieux, grandement inspiré du Dorset dans lequel il vécut, et qui constitue le décor habituel de ses romans si bien qu’on parle de « Thomas Hardy’s Wessex ») et avec la réalité du travail à la ferme qui est le quotidien de la plupart des personnages. Une mise en scène peu inspirée agace, parsemée de plans typiques de paysages grandioses au soleil couchant et de champs/contrechamps à répétition de regards échangés entre Bathsheba et ses différents prétendants : un peu moins de brillance, un scénario un peu moins à l’eau de rose et un peu plus d’audace auraient peut-être fait l’affaire.
On ne naît pas femme, on le devient
Car si Loin de la foule déchaînée est bel et bien une histoire d’amour, le roman contient nombre d’éléments sordides (meurtre, folie, mort d’un nouveau-né) qui teintent le récit d’une noirceur que le film ne parvient pas à évoquer. Ces éléments ne constituent que de simples jalons narratifs mais n’atténuent en rien le glamour permanent du film qui ne cesse de gêner. Si cette histoire n’est pas tout à fait dans la tradition des récits auxquels nous habituera l’auteur, c’est grâce au caractère profondément rebelle de son héroïne féministe, Bathsheba Everdene, qui contraste largement avec une Tess et autres personnages féminins maudits et sacrifiés qui peuplent ses romans. Vinterberg a senti, à raison, que Bathsheba constituait un personnage éminemment moderne (elle parcourt tout le film parée de cuir) mais ne se focalisant quasiment que sur cet aspect-là, il en oublie les paradoxes de sa personnalité ainsi que la complexité de l’intrigue et de son sous-texte. Il livre ainsi une adaptation fort réductrice de ce splendide roman aux tonalités certes champêtres mais plus souvent arides. On ne peut se défaire de l’impression que Vinterberg n’a pas su choisir entre une adaptation complètement rétro (costumes, vague reconstitution de l’époque) ou résolument moderne et que le mélange des deux tombe à plat.
Certes, les comédiens sont bons, Michael Sheen impressionnant de désespoir, Carey Mulligan débordant d’espièglerie (on aurait souhaité plus de complexité) et Matthias Schoenaerts de virilité ténébreuse (on aurait souhaité un peu moins de cliché) mais l’impression d’être devant une énième adaptation de Thomas Hardy, pour divertissante qu’elle soit, ne nous quitte jamais.
John Schlesinger avait livré, en 1967, une magnifique adaptation du livre, parvenant à un équilibre authentique entre tragique et comique, entre sécheresse et sensibilité, qui ne basculait jamais dans l’excès, et couronnée par la présence de la sublime Julie Christie. Il faut dire que la barre était haut placée.