Toshirô Mifune contre Lee Marvin : le Japon contre les États-Unis – voilà un exemple de film-procédé dans toute sa splendeur. De sa relation presque symbiotique qu’il entretient avec Lee Marvin, du respect de celui-ci pour Toshirô Mifune, le réalisateur John Boorman parvient à tirer ce qui éloigne son film d’un exercice de style stérile – sans pourtant réussir à éviter un éparpillement ponctuel de son discours.
Quel est le rapport entre L’Île des braves de Frank Sinatra, réalisé quelques années plus tôt, et ce Duel dans le Pacifique, troisième film de John Boorman (il sort à peine du Point de non-retour, déjà avec Lee Marvin) ? Le premier conte l’histoire de deux pelotons militaires, l’un japonais, l’autre américain, coincés ensemble sur une île du Pacifique. Le second reprend cet argument, en le réduisant à une confrontation entre deux hommes. Si le film de Sinatra interpelle autant Sa Majesté des mouches que le récit héroïque et militaire traditionnel, Duel dans le Pacifique tire sa force, et pose ses propres limites, dans la confrontation de ses deux acteurs.
C’est Lee Marvin qui ouvre la porte du film à l’acteur japonais Toshirô Mifune. Celui-ci était déjà intervenu dans un film américain, le Grand Prix de John Frankenheimer au casting international (on y voit notamment Yves Montand, Adolfo Celi et Françoise Hardy !), mais Duel dans le Pacifique sort l’acteur de l’ornière du rôle-prétexte. Ainsi Marvin et lui font-ils office de personnages symboliques de leur propre pays, un rôle métonymique que renforcent à la fois la renommée internationale des deux acteurs, et le fait qu’ils aient véritablement servi sous leurs bannières respectives pendant la Seconde Guerre mondiale. Ajoutez à cela que Toshirô Mifune ne parlait pas un mot d’anglais sur le tournage – et que ses dialogues n’ont d’ailleurs pas été sous-titrées pour le public américain à la sortie du film : on entrevoit la confrontation monumentale voulue par le réalisateur.
De cette confrontation des deux géants, on peut craindre qu’elle ne donne lieu qu’à un récit superficiel, basée sur les performances, certes superbes, des deux acteurs, au détriment d’un véritable discours de la part de John Boorman. À la vision de Duel dans le Pacifique, on ressent pourtant les capacités de direction d’acteurs du Britannique – tout autant que la complicité qui le liait à Lee Marvin. Tout entiers voués à leurs personnages, les deux acteurs évitent heureusement l’écueil du cabotinage outrancier, du nombrilisme interprétatif. Mais, pour avoir, avec beaucoup de finesse, évité le principal problème inhérent à son idée-procédé, Boorman s’égare pourtant dans des méandres narratifs inattendus.
Le film sort en 1968 aux États-Unis, alors en plein enlisement au Vietnam. Le parallèle entre la parabole guerrière de cette confrontation entre deux ennemis, a priori irréconciliables, et la situation militaire du pays est une évidence. Boorman se risque donc à la parabole humaniste, à l’analyse des mécanismes sociaux inhérents à l’homme de guerre. Encore une fois, une telle idée narrative ouvre la porte aux pires dévoiements, à un misérabilisme crasse ; encore une fois, Boorman s’en tire bien. C’est, plus que la haine de l’ennemi, plus que le désir de victoire nationaliste, la folie qui confronte les deux hommes.
Mais, de cette folie, John Boorman va user de façon inattendue. Burlesque, à la limite du ridicule, toute la première partie du film évoque plus volontiers une comédie de situation proche du cinéma muet – on ne se comprend pas donc on ne se parle pas – qu’une lutte âpre pour la survie et la suprématie. Si l’idée est séduisante, elle désamorce parfois la force de certaines images, voulues comme des symboles manifestes par Boorman (ainsi, la scène de l’eau potable conservée par Toshirô Mifune, ou celle de la construction du radeau).
Boorman navigue donc, au début, entre deux eaux : d’une part, un discours fort parce qu’humaniste, d’autre part son incapacité à sortir son film de son aspect de comédie lorsqu’il le devrait. Plus tard, alors que le grotesque de premier degré est abandonné, les images retrouvent leur force : croyant découvrir, après une traversée éprouvante, une île habitée, les deux hommes vont se retrouver sur une autre île déserte – portant les traces, qui plus est, d’une occupation par les deux camps… L’ironie, féroce, prend ici une force véritable.
Finalement, la parabole va son chemin, et va peut-être même plus loin que prévu. Ainsi, les deux hommes vont, évidemment, tisser des liens malgré tout. Lee Marvin, un exemplaire de Times Magazine à la main, va s’horrifier des images d’un reportage montrant les victimes japonaises des Américains, puis soupirer longuement à la vision de photographies de charme. Quelques instants plus tard, gêné, il va adresser la parole à son « ami », pour finalement lui poser une question sur sa religion. Incongrue, maladroite, timide, la question cacherait-elle, plus que l’acceptation de l’un par l’autre, plus qu’une discussion comme une autre, un aveu de désir ? De la haine idéologique, est-on passé au respect, à l’amitié… à l’amour ?
Si la fin voulue par John Boorman ne donne aucune indication – les deux hommes finissent par se séparer, mortellement fâchés (comme peuvent l’être deux vieux amis), la fin remontée par les producteurs raconte une toute autre histoire. Au moment où la tension est ravivée par ce Times Magazine et son horrible reportage, un bombardement tue les deux hommes. Fin. Quel beau discours ! On est en pleine guerre du Vietnam, et terminer Duel dans le Pacifique avec une image de vieux couple ne saurait convenir : la guerre, brutale, absurde, met fin à toute humanité, à tout humanisme, elle n’autorise pas de comprendre l’ennemi, de fraterniser avec lui. Le Duel dans le Pacifique des producteurs est un film de propagande brutal, au message ignoble ; celui de Boorman un récit contrasté, un essai sociologique parfois trop burlesque, parfois trop dur, toujours émouvant.