De la science-fiction (Zardoz) au film de guerre (Duel dans le Pacifique) en passant par le film d’horreur (L’Exorciste 2) ou la folie des grands espaces (Délivrance, La Forêt d’émeraude), la filmographie de John Boorman est une des plus protéiformes du cinéma. Elle s’avance librement entre les genres, presque sans limites, à ceci près qu’elle a toujours été obsédée par une nature humaine barbare. Film de guerre, Queen and Country retrouve cette description d’un monde violent, sans retrouver la hargne qu’on savait appartenir au réalisateur. Il est aussi et surtout un film autobiographique. Après Hope and Glory (1987) où Boorman retraçait son enfance durant la Seconde Guerre mondiale, d’une guerre à l’autre, nous retrouvons ici l’année 1952, à l’heure où l’Angleterre envoie ses troupes en Corée et où Boorman-Bill, maintenant âgé de 18 ans, est appelé à faire son service militaire puis à former les nouvelles recrues. Mais à nouveau ici, Boorman peine à trouver le moyen de rendre vie à son histoire.
Rigidité martiale
Contre la guerre (et le nationalisme qui l’accompagne, le Country) et la société de classe (la Queen), le film se veut l’expression ténue (Bill) et plus folle (Percy, irascible tête brûlée) du rejet d’un système bien édifié. Le tout se mélange assez mal pour devenir finalement une pâte molle, çà et là percée assez maladroitement de quelques saillies un peu forcées. On comprend mal les enjeux d’une lutte qui oppose ces jeunes adolescents à une autorité bornée (le Sergent Major Bradley), déjà présentée à la limite du ridicule. La rage se disperse dans un conflit réglé d’avance et, pris dans un équilibre néfaste, les personnages cèdent à la caricature sans parvenir pour autant à l’absurdité recherchée.
Dans son tableau unilatéral de la guerre, Boorman semble même naïf. On est loin de la fascination incontrôlable pour le mal et la violence qui éclatait dans Délivrance. De cette folie qui gagnait, en pleine nature, des êtres civilisés revenus à la barbarie, et qui rapprochait tant Boorman des expéditions mégalomanes de Werner Herzog (Fitzcarraldo, Aguirre, Grizzly Man et dernièrement en salles, Les Ascensions de Werner Herzog). À croire qu’en restant dans le monde civilisé, Boorman perd lui aussi sa folie.
Finalement, c’est moins les généraux que Boorman lui-même qui semble enfermé dans la rigidité de sa mise en scène. Dans sa volonté de reconstituer les détails d’une époque, comme un collectionneur prendrait soin à assembler une maison de poupée. On ne dépasse pas cet effet de reconstitution. Il y a dans ce maniérisme un peu de l’essoufflement qu’on trouvait dans le dernier Wes Anderson, The Grand Budapest Hotel. Trop collés à l’univers fantasmé, les paysages, le mobilier, les personnages et leurs costumes sont empêtrés, figés par un geste qui se refuse trop à les bousculer et les fait sombrer dans la morbidité.
Autobiographie
Au contraire ici, tout est fait pour préserver le souvenir. L’effet est étrange car on sent bien que Boorman ne « ment pas », qu’il est dans une restitution parfaite de sa mémoire, jamais romancée. Comme s’il avait recherché ce flux continu et pur ; ce désir de ne rien modifier, de tout retranscrire comme tel. Il le dit d’ailleurs lui-même, ses souvenirs se sont effacés une fois le film réalisé. Queen and Country est un film-creuset où Boorman dépose ses souvenirs pour s’en voir débarrassé, pour se tranquilliser de les voir fondre là, dans la matière des images, une fois pour toutes.
Mais cette forme porte aussi en elle tout l’ennui d’une historiette personnelle, incompréhensible pour qui n’aurait pas vécu la même chose. Et ce malgré le contexte mondialisé et historique d’une énième boucherie du siècle passé. Queen and Country met mal à l’aise sur ce point : tant il paraît convaincu de l’intérêt de son histoire pourtant si peu encline à susciter un quelconque imaginaire, une quelconque capacité à nous faire revivre cette époque dans laquelle il voudrait pourtant tant nous accompagner. S’il y a devant l’anecdote du vol d’horloge qui parcourt tout le film le sentiment d’assister à ce que Boorman a réellement vécu, son refus de bouleverser un tant soit peu le réel et d’intégrer un quelconque événement qui ne lui soit pas effectivement arrivé pose problème.
À ce propos, on peut penser à ce que Philippe Garrel nous dit de l’autobiographie : « Moi, le naturalisme, je n’y échappe pas tout à fait, même si je lutte contre ça, parce qu’avec l’autobiographie, je fais du romanesque. […] : je livre l’histoire à la fiction. […] Je ne cherche pas du tout à être conforme à ce qui s’est passé. Quand le film est fini, le premier défaut qui me saute aux yeux, c’est ce naturalisme, l’endroit où je n’ai pas assez modifié. (…) Il est suggéré que ce sont des grands acteurs qui jouent ça mais c’est là quelque chose qui a eu lieu dans la propre vie du metteur en scène. La reconstitution est donc factice. » Il apparaît ainsi qu’en voulant rejouer à tout prix le théâtre de scènes passées, Queen an Country s’enlise dans un naturalisme que même le film d’époque ne parvient pas à détourner.
Restent les derniers plans du film, touchants même si ce qu’ils racontent semble un peu naïf — c’est qu’ils adviennent un peu comme un cheveu sur la soupe, amoindris par la faiblesse de ce qui précède. Dans la rivière qui berce la maison familiale, Bill fait ses premiers essais caméra. Contre l’ordre, ou plutôt le désordre du monde, il se découvre une vocation artistique qui lui permet de s’en détacher : Boorman-cinéaste est né.