Il semble très difficile de comprendre, au vu d’Elena, ce qui a pu pousser le jury de la section Un Certain Regard à lui décerner un Prix « Spécial » au dernier Festival de Cannes. Serait-ce dû à la caution de « grand auteur international » qui, depuis son Lion d’Or pour Le Retour (2003) à Venise, entoure le travail de Zviaguintsev avec une obédience indulgente ? Elena fait pourtant preuve d’un didactisme dément, avec tous les mauvais atours du « film sérieux » : mise en scène ostentatoire et glacée, peinture d’un monde schématique avec un cynisme étouffant, pour un propos caricatural et détestable.
Le ton est donné dès le premier plan : une minute trente de cadre fixe sur une branche d’arbre maigrelette, d’où l’on distingue les vitres d’un appartement luxueux avec en toile de fond des cris de corbeaux. Ce n’est pas tant la durée du plan qui gêne, mais plutôt son insistance à dérouler des signes mortifères associés à une représentation de la richesse, signes qui vont progressivement s’étendre à toutes les strates sociales du film. Car oui, notre monde, ce monde injuste et capitaliste court droit à sa perte, il semblerait presque déjà perdu avant même que le film ne démarre. Mais voici qu’Elena s’éveille dans cet immense appartement silencieux, et entame avec une application mécanique les préparatifs du matin. Elle fait chambre à part avec son mari fortuné et hautain, et le soir, c’est chacun devant son poste de télévision. Parce que oui, dans un monde qui part à vau‑l’eau, les gens doivent être un brin déshumanisés et froids pour que cela prenne.
La faute à qui ? À tout le monde. Enfin, du moins, aux riches et aux pauvres, parce qu’entre les deux, c’est un no man’s land, ça n’existe pas. C’est à peine si Elena, personnage à cheval sur les deux mondes, s’aperçoit que d’autres gens, des gens dans toute leur diversité s’agitent autour d’elle. Il faut dire, pour sa défense, que Zviaguintsev multiplie les signes de misère dans ces déplacements quotidiens ; ce sont des mendiants dans le métro, des tours HLM au pied desquelles de jeunes désœuvrés « squattent », ou des travailleurs immigrés qui traversent la rue. Et puis il y a le foyer de son fils issu d’une première union, aussi : un petit-fils qui passe ses journées devant une console de jeux vidéo (quand il ne sort pas pour aller tabasser des étrangers), un père qui boit de la bière et ne fout rien en attendant que le fric tombe du ciel (quand il ne crache pas sur les gens depuis son balcon), et une mère en crise d’autorité juste bonne à se faire engrosser. Malgré ce portrait lourdingue, il ne faut pas oublier que ce sont tout de même des gens en détresse, qui réclament assistance (financière), et qui mieux que le mari d’Elena pour leur prêter de l’argent ?
Et Zviaguintsev de dérouler ce petit fil sec comme une trique, jusqu’à amener Elena à commettre l’irréparable. Cette insupportable tendance démiurgique, qui consiste à représenter tout ce petit monde avec un mépris cynique (tous pourris !), est renforcée par une mise en scène qui fait de sa propre virtuosité (plans-séquence, élégance des mouvements d’appareil) un élément de rejet. Parti pris fort mais d’une redondance incroyable au vu du récit, appuyé par un morceau grave et sentencieux de Philip Glass qui apparaît avec une régularité métronomique dans le film. Mais c’est surtout dans le refus de donner à Elena, potentiel électron libre du film et seul personnage doté de réelles émotions, une épaisseur qui ne se résumerait pas à un simple binôme passivité/action, que Zviaguintsev perd sur toute la ligne et dévoile cruellement ses intentions : traiter le récit comme un pur objet de déterminisme vain, qui force toute bonne intention à se transformer en acte malfaisant. Encore plus que le propos de Zviaguintsev, c’est surtout ce penchant pour l’uniformité et le schématisme, cristallisé par l’ensemble des éléments du film, qui rend Elena aussi exécrable.