Un long immeuble gris : quelque chose comme un bâtiment administratif, peut-être même une prison. Soudain, le surgissement d’un groupe de gamins : c’est une école. L’enfant à la doudoune rouge, que le cinéaste agite sous notre nez et qui s’éloigne seul dans le parc voisin, n’apparaîtra que le temps fugace de quelques plans. L’un d’eux, remarquable, en dit long sur le talent de mise en scène d’Andreï Zviaguintsev : un lent travelling arrière s’éloigne d’un paysage plombé par la neige, vide, gourd, sans vie, et nous présente le jeune Aliocha devant la fenêtre, assis à son petit bureau, face à ce monde vitreux et froid — il semble irrémédiablement seul, dans un monde détaché et lointain.
Ceux qui étaient restés étouffés par la mécanique tragique et l’environnement kafkaïen de Leviathan pouvaient attendre du nouveau film d’Andreï Zviaguintsev qu’il les prenne aux tripes, qu’il les enserre et ne les lâche plus. L’attente n’est que partiellement satisfaite avec ce récit d’un couple en instance de divorce contraint de partir à la recherche de leur fils disparu. Les deux situations ne sont pas étrangères l’une à l’autre : la violence d’une dispute initiale, à laquelle assiste pétrifié le jeune garçon, enclenche évidemment la mécanique irrémédiable de sa fugue. Plutôt critiqué dans nos colonnes lors de sa présentation à Cannes pour son propos trop franchement univoque, Faute d’amour gagne, malgré son caractère très programmatique, à être revu pour la cohérence et la force de sa mise en scène.
« À l’amour et au selfie !»
Le scénario de Faute d’amour zigzague entre le portrait moraliste d’un couple qui se déchire sous les yeux de leur fils et le thriller élaboré autour de la quête de l’enfant par une équipe de bénévoles. Le point de départ, que son titre français souligne sans doute trop explicitement, est évidemment le désintérêt total et assumé que portent les parents à leur enfant : né d’une grossesse non désirée d’un couple trop jeune, subi par sa mère (Zhenya), abandonné par son père (Boris), Aliocha grandit tant bien que mal dans la solitude de sa chambre. Mais le titre désigne également le manque d’amour que les ex s’opposent l’un à l’autre, exprimé dans des discussions tendues, des échanges vis et piquants, des regards coléreux. La fugue, dès lors, n’est qu’un prétexte pour dérouler la cristallisation des tensions cumulées de longue date. Évidemment, en sous-main, c’est la société russe contemporaine qui est ainsi désignée. Le dernier plan du film est à ce titre éloquent : Zhenya court sur un tapis, sur le balcon de son bel appartement, arborant un T‑shirt de sport fièrement labellisé « Russia ». La métaphore ne pourrait être plus explicite. Car au-delà de l’égoïsme de ses personnages, Zviaguintsev épingle le groupe et son système étouffant : ses pièges superficiels (les écrans), sa mécanique de reproduction sociale (la mère de Zhenya, aussi haineuse que sa fille), les règles non-dites de l’entreprise de Boris qui ne tolère par le divorce… Dès lors, c’est sans doute une des principales critiques que l’on peut opposer à Faute d’amour : celle de ne faire, finalement, aussi peu cas de l’enfant que ses égoïstes parents.
Moscou mutique
La caméra de Zviaguintsev épouse parfaitement ce programme. La première scène, composée de plans portés sur une forêt enneigée et grise, fait monter progressivement la tension jusqu’à un éclat sonore inquiétant. La mise en scène de Faute d’amour élabore un univers de la distance, de la séparation, de la rupture et du dos tourné. Les fenêtres n’ouvrent pas sur le monde, elles en séparent en détachant les intérieurs de tout bruit. Le monde est comme abasourdi, l’environnement froid et mutique. La mise en scène du parc glacé, théâtre de la disparition, a quelque chose de mystique. Mais le mystère de cette disparition ne hante en réalité que le spectateur, seul dans son désarroi.
D’amour, pourtant, le film n’en manque pas. Zviaguintsev surprend aussi par sa capacité à érotiser ces personnages qu’il rend si peu sympathiques par ailleurs : les jeux de cadrages à l’occasion d’une scène de lit, la tendresse du jeu des acteurs, la beauté de la mise en lumière (et en ombres) de leur corps. L’inattention portée à Aliocha est d’autant plus dure qu’elle est le revers d’histoires d’amour passionnées. Mais l’amour décrit par Zviaguintsev n’est en réalité que l’expression d’un triste et monolithique rapport à soi, narcissique pour elle, égoïste chez lui. Elle est enfermée sur son téléphone (selfie, Instagram et compagnie), attentive à ses soins, et dans le culte de son corps ; il est visiblement séducteur, lâche et soumis à ses désirs. Pour autant, ce drame noir et contemporain n’est pas sans espoir : la solidarité qui s’exprime à travers le réseau de bénévoles à la recherche d’Aliocha soulève un pan moins connu de la société russe. Il est sans doute dommage qu’elle ne soit pas davantage incarnée, la troupe n’étant filmée qu’au titre d’un artifice purement narratif.