C’est le nouveau roi de la comédie américaine : depuis le succès phénoménal de 40 ans, toujours puceau il y a deux ans, le réalisateur-scénariste-producteur Judd Apatow génère autour de lui et sa bande un véritable culte, reléguant au second plan les frères Farrelly et le Frat Pack de Ben Stiller, Owen Wilson et Vince Vaughn. Pour rigoler un bon coup, le public yankee ne jure plus que par Steve Carell, Seth Rogen ou encore Jonah Hill : des comédiens au physique peu avantageux, voire carrément disgracieux, propice aux gags les plus trashs. En réalité, l’enrobage graveleux des comédies d’Apatow cache un cœur fondant : ce que nous propose le cinéaste n’est rien moins que la comédie romantique du 21e siècle, beaucoup plus traditionaliste qu’il n’y paraît.
Dans En cloque, mode d’emploi, il y a des blagues salaces en pagaille, des vannes sur les Juifs et sur les terroristes islamistes, des histoires de pets qui donnent la conjonctivite et une gynéco qui confond anus et vagin. Mais surtout, il y a l’histoire d’un garçon immature et grassouillet qui couche avec une belle plante bourgeoise et ambitieuse, tombe amoureux d’elle après l’avoir mise enceinte et va devenir, après de nombreuses péripéties, le mari et père dont elle rêvait depuis toujours. En cloque, mode d’emploi est un film où l’on montre un gros plan sur un vagin dilaté par un accouchement mais dans lequel l’actrice principale fait l’amour dans toutes les positions sans jamais enlever son soutien-gorge. Enfin, et surtout, c’est une comédie qui commence par deux personnes radicalement opposées qui s’envoient en l’air sans capote après une grosse cuite et se termine sur l’image d’un couple heureux avec enfant babillant.
Hypocrite, Judd Apatow ? La réalité est bien entendu un peu plus complexe. Le réalisateur le concède lui-même : s’il n’aime rien tant que passer des soirées ultra-régressives avec ses copains, Apatow est un grand romantique, éperdument amoureux de sa femme (l’actrice Leslie Mann, qui joue ici la sœur de l’héroïne) et gaga de ses enfants. Rien de très étonnant, donc, à ce que ses films répètent inlassablement le schéma du type socialement inadapté qui finit par conquérir le cœur de la femme idéale, belle, intelligente et drôle. Dans 40 ans, toujours puceau, un type quelconque mais sentimental traversait d’innombrables épreuves dans le seul but de perdre sa virginité, avant de finir dans les bras d’une femme à peu près parfaite (judicieusement incarnée par Catherine Keener). Sous les traits de Steve Carell, formidable comédien qui mérite mieux que la réputation calamiteuse dont il est victime en France depuis la sortie du catastrophique Evan tout-puissant cet été, le personnage apparaissait plus mélancolique que bêta. Malgré l’avalanche de gags, le film séduisait par son touchant portrait d’un homme en souffrance déterminé à trouver l’amour avant même de résoudre la question du passage à l’acte.
On retrouve dans En cloque, mode d’emploi les mêmes thématiques. Ben (l’excellent Seth Rogen, vu dans 40 ans…) a 25 ans, partage une maison avec quatre colocataires au cerveau aussi enfumé que le sien et occupe son temps entre parties de ping-pong, soirées de défonce et création d’un site web répertoriant les scènes de nu d’actrices célèbres. À l’extrême opposé, Alison (Katherine Heigl, de la série Grey’s Anatomy) est une ravissante blonde WASP fraîchement promue présentatrice d’une émission people sur une chaîne du câble. Ils se rencontrent tous les deux lors d’une soirée arrosée, passent la nuit ensemble et quelques semaines plus tard, Alison est enceinte. Vaguement évoquée par un personnage secondaire, la question de l’avortement n’est même pas envisagée par la jeune femme, sans que ce choix radical pour son avenir et sa carrière ne soit expliqué. Alison va garder l’enfant, Ben l’accepte quasiment sans sourciller et les deux personnages vont s’attacher à se trouver suffisamment de points communs pour pouvoir s’accommoder l’un de l’autre pour le restant de leurs jours. Le scénario a beau être proche du canevas de la comédie romantique classique (un homme et une femme passent tout le film à se détester avant de tomber dans les bras l’un de l’autre) tout en en proposant une relecture inversée plutôt intéressante (Ben et Alison se forcent à tomber amoureux alors qu’ils n’ont rien en commun), on ne peut que rester bouche bée devant un exemple si édifiant du retour en force des valeurs conservatrices dans la société américaine. Ce qui, à ce titre, le rend tout à fait passionnant : l’Amérique de Judd Apatow est celle de jeunes gens qui préfèrent sacrifier leur épanouissement individuel (professionnel, affectif, sexuel) au profit d’un modèle familial sacré (couple avec enfants) auquel il est obligatoire de se conformer. Les pirouettes scénaristiques imaginées par Apatow pour justifier une situation aussi improbable donnent lieu à des moments purement jubilatoires, et le réalisateur prend soin par ailleurs d’offrir en contrechamp l’image d’un couple apparemment heureux (la sœur, le beau-frère et les nièces d’Alison) mais usé par la routine, les compromis et les mensonges. Il n’empêche : les fondements de sa comédie sont ceux d’une société prise le cul entre deux chaises, entre émancipation des femmes et conformisme aveugle.
L’humour délicieusement grossier de Judd Apatow et sa bande remporte le morceau sur le moment : que l’on soit sensible ou pas aux blagues pipi-caca-foutre, force est de reconnaître que la bonne humeur générale est contagieuse et que l’abattage des comédiens (Rogen et Heigl ont probablement de très beaux jours devant eux au box-office) comble les rares temps morts de cette comédie qui semble ne pas connaître de limites. Mais la morale de l’histoire laisse un goût amer : ce qui effraie le plus, finalement, c’est que le repli sur des idées conservatrices soit ingénument prôné par le cinéaste mainstream le plus subversif du moment. De quoi rester perplexe.