Encore une comédie américaine mi-régressive mi-sensible, plus ou moins prévisible et donneuse de leçons ? Pas du tout. Une somme théorique sur le genre, par son représentant actuel le plus en vogue ? Presque, mais pas vraiment non plus. Plutôt une tentative de le mettre en crise, d’en saper les fondements, d’en remettre en jeu les acquis. Long et décousu, âpre, imprévisible, contrasté, Funny People n’est pas si drôle que ça, mais c’est assurément un drôle de film. Un drôle de grand film qui ne cherche pas à séduire.
Judd Apatow jouit d’un statut des plus étranges en France. Pour des films qu’il a produits (Sans Sarah, rien ne va), écrits (Braqueurs amateurs, Rien que pour vos cheveux) ou réalisés (40 ans, toujours puceau, En cloque, mode d’emploi) – voire pour des films qui ne lui doivent rien techniquement mais tout spirituellement, comme Les Grands Frères ou le récent I Love You, Man –, il a été élevé au rang d’auteur qui compte par certains critiques, soupçonnés par leurs détracteurs incrédules (comment faire sérieusement l’éloge de ces comédies vulgaires et moralisatrices ?) de snobisme poussé à son comble. Un tel débat existe d’ailleurs au sein-même de la rédaction de Critikat… Aux défenseurs acharnés de l’écurie Apatow, le seul reproche fondé serait à la limite une tendance à la surestimation, voire au manque de discernement (tout le monde s’est accordé à dire que L’An 1 était foireux, mais entre le magnifique SuperGrave et le nauséeux Délire Express, entre le grumeleux Présentateur vedette : la légende de Ron Burgundy et l’hilarant Frangins malgré eux, il y a, au-delà des points communs, de nettes différences qualitatives). L’approche de ces aficionados est cependant précieuse, qui consiste à ne pas se braquer devant les conventions, ciment du cinéma classique, à ne pas ravaler d’office au rang de scandaleuses prescriptions normatives issues de l’idéologie familialiste les rapports tendus que ces récits entretiennent avec la normalité et à déceler, derrière les facilités et la morale, ce qui relève de la nuance, de la distance discrète, de l’émouvant parcours de personnage.
Reste que ces films a priori populaires ne touchent pas un public très large de ce côté de l’Atlantique. Peut-être en raison d’un humour jugé « trop américain » ? Ou de leur format et de leur rythme mine de rien assez inhabituels ? Mystère. Même si l’on espère de tout cœur le contraire, il y a malheureusement fort à parier que ce n’est pas avec Funny People, étrange jeu de massacres, qu’Apatow élargira son audience hexagonale. Mais les pourfendeurs de conventions et de morale, à moins d’être d’une mauvaise foi absolue, devront admettre que le film est loin d’en être prisonnier. Et s’il est des esprits chagrins et schématiques pour faire remarquer qu’à la fin, la femme adultère réintègre le foyer familial, sans relever ni l’amertume de sa décision, ni l’amour profond qu’elle éprouve pour ses filles, ni l’échec annoncé d’une nouvelle chance avec son ex, s’ils ne veulent y voir que le conformisme, ma foi tant pis pour eux, ils passeront à côté d’un film tremblant, d’une évidente singularité.
Trop évidente ? On en viendrait presque, en effet, à soupçonner Apatow de chercher par tous les moyens une forme de respectabilité (le fameux « film de la maturité ») : remplaçant les chefs op très ligne claire de ses films antérieurs par le roi du contrejour poudreux Janusz Kaminski, délaissant l’humilité farceuse des comédies de freaks and geeks au profit d’un ambitieux dévoilement de l’envers du décor des travailleurs du rire, il a tout l’air de vouloir être pris au sérieux. Eh bien soit. Vu la manière dont il s’y prend (gonflée) et le résultat qu’il obtient (saisissant), on aurait tort de se cantonner au procès d’intention.
Jusqu’ici, dans ce que la comédie américaine a donné de meilleur, ou du moins de plus attachant, il s’agissait surtout de broder autour des codes (la rencontre improbable, le cycle amourette-déception-rupture-rachat-réconciliation, la leçon de vie, etc.). Ces derniers, rarement remis en question sinon en douceur, étaient plutôt troublés – et leur déterminisme idéologique éclipsé – par au moins deux moyens. Primo, une véritable incarnation des personnages, dont l’immaturité, le goût de la régression ou même la bêtise étaient toujours envisagés avec ce qu’il faut d’empathie et de distance pour ne se vautrer ni dans la grossièreté ni dans l’épinglage. Secundo, la quête du meilleur espace de liberté possible à l’intérieur du cadre narratif – en l’occurrence à l’échelle des répliques, terrain de jeu dévolu au concours de vannes, où la fabuleuse méthode Apatow (fidélité au scénario le matin, improvisation l’après-midi) a favorisé une inventivité sans pareille.
Ces codes, dans Funny People, il s’agit purement et simplement de les noyer : sous l’épuisement de leur potentialités dramatiques, sous une logorrhée cruelle et mélancolique, sous la profusion narrative (la conduite du récit, au moyen d’un montage imbriquant temps forts et temps morts, petites et grandes séquences avec une confondante souplesse, est éblouissante). Et sans plus vouloir jamais céder à l’enchantement facile. Ainsi la perspective d’une mort prochaine, si elle amène George Simmons (Adam Sandler, qui mêle avec brio arrogance blasée, aigreur et opacité) à reconsidérer quelque peu sa vie, ne le place pas sur le chemin tout tracé de la rédemption béate : bien que le retour de l’amour débloque quelque chose en lui, il demeure toujours aussi odieux. Quant à la scène où Clarke, le mari australien (Eric Bana, inattendu si l’on ignore qu’avant de mener une carrière internationale d’acteur dramatique, il a été un comique télévisuel au succès phénoménal en Australie), commence à comprendre qu’on s’est foutu de sa gueule, et voit sa femme Laura (Leslie Mann, dans un personnage féminin problématique, comme toujours chez Apatow, mais plus complexe que d’habitude) se mettre à imiter pitoyablement son accent tout en lui faisant des reproches conjugaux, elle est l’exemple parfait d’une situation ultra-convenue qu’ Apatow déplace sur le terrain du malaise, du doute, du trouble, de l’émotion.
Il faut dire que le rire, ici, n’est plus seulement le mode d’expression du film, il en est le sujet. Les personnages ne sont pas drôles parce que l’instance narrative les a dotés d’un esprit hors du commun ou d’une délicieuse ingénuité, mais parce qu’ils cherchent à être drôles. Traité sur l’humour et ses ratés (ce qui est drôle sans l’être vraiment, ce qui est involontairement drôle, ce qui se veut drôle mais ne l’est pas), description d’une profession étrange (les comiques font-ils rire pour se cacher ou pour se dévoiler, par échappatoire ou par narcissisme ?), portrait d’un salaud désabusé dont le talent ne fait pas évidence, Funny People est un film sombre, mais dont la cruauté et l’ambivalence, loin d’être des gadgets nihilistes, sont les signes d’une acuité de regard impressionnante. Sont passés au crible, entre autres veuleries : la concurrence entre comédiens qui se tirent dans les pattes, se vantent, se mentent ; le train de vie addictif mais sans joie des stars fortunées ; les rapports hiérarchiques (je te paie, tu n’es pas mon ami) ; les aléas de la vie amoureuse (je pourrais quitter mon mari pour partir avec toi, mais en fait non). On pourrait dès lors trouver le film antipathique et stérile, ce qu’il serait s’il n’était qu’un constat cynique et sans horizon. Or il est en état de crise perpétuel et constamment sur la corde raide. Et l’impression qu’il laisse a un goût incertain, mais fort et tenace. Ce qui en fait un film tout sauf résigné et anecdotique.