Dans l’ombre de Mommy lors du dernier Festival de Cannes, Tu dors Nicole s’est fait remarquer à juste titre pendant la dernière édition de Cinéma du Québec à Paris. Avec ce film au titre truffaldien, Stéphane Lafleur retrouve le chemin des salles françaises après En terrains connus (2012) et Continental un film sans fusil (sortie DVD en 2014). Ce nouveau chapitre dessine comme jamais son goût pour l’errance et l’ordinaire, dans un cinéma mélancolique où le spectaculaire est oublié au profit d’une poésie caustique. Tu dors Nicole affiche un côté bricolé et modeste, comme si Lafleur s’excusait presque de faire du cinéma. Et pourtant, voilà une bafouille d’une élégance rare.
J’sais pas quoi faire…
Le noir et blanc et le 35 mm sont un peu devenus des marques de fabrique arty pour un cinéma indépendant qui revendiquerait son économie pauvre comme le noyau d’un style radical. Chez Lafleur, il ne s’agit pourtant ni d’un tic poseur, ni d’un caprice précieux. Ce serait plutôt la page ternie d’un recueil de poèmes usé par le temps, semblable à cette Nicole, si jeune et déjà si lasse, comme au crépuscule d’une vie qui n’aurait jamais commencé. Il y a bien ici quelque chose du style post-Nouvelle Vague de Frances Ha (2013). Tu dors Nicole trouve sa propre voie, loin de l’égocentrisme bavard du personnage de Noah Baumbach. Bercée par la langueur d’un été caniculaire, Nicole traîne son ennui dans sa banlieue proprette, où les jours se succèdent et se ressemblent : un job alimentaire, un frère rockeur encombrant, des parents absents mais toujours intrusifs, une meilleure amie trop séduisante pour ne pas susciter la jalousie. Rien de nouveau sous le soleil, ne serait-ce cet humour grinçant et ces élans fantastiques, distillés par touches discrètes, comme cet étrange personnage de pré-ado, ange blond à la voix déjà rauque et au discours clairvoyant. Dans la peinture d’une jeunesse égarée, si fréquente sur les écrans, Tu dors Nicole balaie les lieux communs d’un souffle vivifiant, loin de tout sentiment dépressif, par son humour grinçant et son enveloppe solaire.
Des ronds dans l’eau
Mutique et stoïque, cette Nicole est si peu aimable qu’on ne peut que l’aimer. Revêche à toute forme d’engagement, la jeune femme ne s’en laisse pas compter. Au diable les diktats sociaux et le futur tout tracé : Nicole s’approche ostensiblement du micro-ondes quand une collège la met en garde contre le danger des ondes pour sa fertilité, elle sourit avec aigreur face à ses anciens camarades de classe si heureux de se marier. Nicole, elle, rêve d’ailleurs : de l’Islande, et tout ce qui la sortirait de sa torpeur. Ce sentiment lancinant est porté par une bande-son aux mélodies hypnotiques, signées Rémy Nadeau-Aubin et Organ Mood, et à la légèreté d’un sound design impressionniste. Rien d’étonnant quand on sait que Stéphane Lafleur est aussi compositeur et auteur des textes du groupe Avec Pas d’Casque, célèbre dans la Belle Province. Bercée par ces mélopées, la caméra s’attarde en plans fixes ou se meut lentement dans des décors où l’on va et vient sans but. Car c’est là le drame sourd du film, celui d’un être pris subrepticement au piège de son environnement. La mise en scène prend même le problème au pied de la lettre, avec un humour fin. Jusqu’à faire littéralement tourner Nicole en rond dans le quartier avec un inconnu, dont le bébé ne dort que sous l’effet des vibrations automobiles et du son lancinant des baleines émanant de l’autoradio. Bel exemple d’une capacité à transformer l’incongruité en poésie, si facilement, comme on claquerait des doigts. Sur un sujet simple et rebattu, Stéphane Lafleur réussit un film à la fois grave et espiègle, plein de petites inventions visuelles et sonores qui font de l’errance de Nicole un beau voyage sensoriel sur l’absurdité de la vie.