Après deux films non distribués en France (Moebius et One on One), le cinéma de Kim Ki-duk retrouve une place sur les écrans français avec l’histoire d’un pêcheur nord-coréen qui franchit la frontière par erreur et se trouve accusé à tort d’être un espion. Adoptant une approche politique inédite dans sa filmographie et un style plus tenu qu’à son habitude, le cinéaste met en scène dans Entre deux rives la haine que se vouent les deux Corée et l’artificialité des antagonismes nationaux.
Deux ennemis en miroir
Lorsque Nam Chul-woo, Nord-Coréen qui pêche quotidiennement pour nourrir sa famille, voit sa barque dériver dangereusement vers la frontière, il refuse de quitter l’embarcation et échoue sur la rive sud. Ce choix lui est reproché par les deux pays : pourquoi ne pas avoir sauté dans l’eau et rejoint à la nage la mère patrie ? Pourquoi avoir échoué sur la rive démocratique si ce n’est pour infiltrer le pays et jouer l’espion ? Braquée sur son personnage, la caméra de Kim Ki-duk suit au quotidien l’incarcération de Nam Chul-woo, qui doit affronter l’inquisition d’un enquêteur obsessionnel et les tentations du monde libre, sous l’œil bienveillant d’un jeune gardien, avant d’être renvoyé en Corée du Nord et d’y subir le même interrogatoire. D’une prison à l’autre, les couleurs et les cadrages sont les mêmes. Cette trajectoire permet au cinéaste de dresser le portrait du poison qui divise la Corée : celui de la haine mutuelle des deux camps, entretenue par la construction patiente de preuves acculant l’adversaire et la paranoïa de voir échapper un potentiel traître ou espion. Le parallélisme est particulièrement marqué : d’un côté comme de l’autre, la même attention médiatique (le montage qui invite à comparer les photographes des deux côtés du lac), les mêmes méthodes d’interrogatoire. Derrière un discours politique inattendu, Kim Ki-duk parsème son film de scènes qui évoquent le reste de sa filmographie (L’Île et Arirang notamment) : scène d’amour inaugurale d’une certaine brutalité, longs plans sur l’eau du lac, tachée de petits personnages isolés, intérieurs rustiques et repas simples, scène de défécation explicite…
Film de torture
Bien qu’un peu didactique, Entre deux rives a l’intérêt de mettre en scène une Corée du Nord trop rare au cinéma (plusieurs plans d’extérieurs sont « volés » depuis la frontière) et parvient à faire ressentir la menace d’un piège qui se referme sur un homme banal (le titre coréen signifie « le filet », en référence à celui qui bloque le moteur de la barque au début du film, comme au filet du système qui se resserre sur le héros). Pour autant, certains personnages secondaires, qui développent des sentiments plus mesurés, voire amicaux, à l’égard de Nam Chul-woo, semblent montrer, à l’image de ces beaux plans sur la surface trouble du lac, que la frontière entre les deux États est plus labile qu’elle n’y paraît. Le trait le plus remarquable du film est la mise en scène de la manière dont les Coréens du sud perçoivent les Coréens du nord : Nam Chul-woo est considéré tantôt comme un espion dont il faut chercher les aveux, tantôt comme une victime qu’il faut libérer de son propre pays, ou encore comme un cousin rural, à l’accent étrange. Kim Ki-duk orchestre face à cela une double résistance de son personnage : au lavage de cerveau auquel le soumet son geôlier en lui demandant de réécrire sans cesse son histoire, aux tentations que représentent un bon repas, les lumières de Séoul, l’attrait des filles de joie… En refusant, dès qu’il y entre, de regarder la Corée du Sud (le personnage s’obstine à garder les yeux fermés et à se cacher le visage), Nam Chul-woo rappelle le pouvoir de fascination que Séoul peut avoir, face à un pays qui contrôle toutes les images. Les scènes de ville, la nuit, évoquent les thrillers coréens inondés de néons : un genre qu’Entre deux rives ne fait qu’effleurer, et qu’il aurait pu explorer davantage pour contrebalancer le discours politique général dans l’ensemble trop appuyé.