Kim Ki-duk tisse ici une nouvelle œuvre avec les fils d’or des films précédents, Locataires, notamment : l’exclusion et la marginalité, l’emprisonnement des êtres dans la souffrance et le silence, la mort à l’œuvre au cœur même de la vie, la vie qui s’acharne et renaît dans le désir et la passion. Mais le cinéma s’y retourne peut-être trop sur lui-même pour que le spectateur parvienne à accorder véritablement sa respiration sur celle des personnages. Un film qui touche, sans emporter.
Le temps s’est arrêté pour Jin, condamné à mort pour avoir tué femme et enfants, condamné au silence depuis qu’il a tenté de se transpercer la gorge, condamné à l’enfermement depuis que la loi en a décidé ainsi. Le temps s’est arrêté pour Yeong, épouse trompée, réfugiée dans un mutisme désespéré, résigné et provocateur, murée dans sa douleur et sa solitude. La caméra ne s’y trompe pas, qui dresse ce parallèle en filmant Jin à travers les barreaux de la prison comme elle observe Yeong chez elle, à travers l’écran des fenêtres, les lattes des volets. Au début du film, dans l’image du prisonnier aperçue sur l’écran de télévision, Yeong voit en lui son alter ego. Comme paradoxalement poussée vers le condamné à mort par un instinct de survie, elle lui rend visite : à la fin de cette première rencontre, Jin dépose un baiser dans la buée laissée par son souffle sur la vitre, scellant de l’empreinte de ses lèvres ce premier instant d’une passion qui se déclinera en accéléré au cours des quatre visites de la jeune femme. Quatre visites, comme les quatre saisons que la jeune femme vient recréer dans la cellule où elle rencontre le prisonnier. Quatre saisons, comme dans cet autre film, éblouissant, de Kim Ki-Duk : Printemps, été, automne, hiver… et printemps. Et l’on se dit alors que Souffle est un beau film, voire un très beau film, mais que Kim Ki-duk ne parvient pas totalement, cette fois, à insuffler au spectateur ce sentiment d’intense vérité qui se dégage de certains de ses autres films.
Le cinéaste joue pourtant avec une réelle subtilité d’un scénario très simple et d’un rythme répétitif pour briser en douceur l’écran des apparences. Kim Ki-duk ne s’embarrasse pas d’explications. Pourquoi Yeong va-t-elle dans cette prison, retrouver un inconnu ? C’est dans les gestes et les regards des acteurs que se lisent leurs émotions, que se découvre leur vérité, et c’est à travers tout un jeu de miroir et de contrastes que le sens affleure. La cellule où les amants se rencontrent devient, par la magie de la fantaisie, un locus amoenus, un coin de paradis, un espace de vie où l’imagination et un brin de folie font revenir les couleurs et éclater le rire. Alors que le temps s’est arrêté, et que l’espace s’est rétréci à l’extérieur, c’est l’univers tout entier qui entre dans ces quatre murs, et le temps qui se remet en marche. Le film respire au rythme des jeux d’oppositions et de l’alternance des tonalités : car Souffle est conçu comme une symphonie qui croise et décroise deux lignes de chant, la basse continue d’un quotidien monocorde, et les envolées soudaines, dans la cellule, des chansons à la mode.
Mais le film échoue à faire vibrer le spectateur au son de cette symphonie. Jamais Kim Ki-Duk n’a poussé si loin la question du regard. Mais là où la caméra avait su se faire — dans Locataires notamment — intrusive et pudique à la fois, nous révélant que le cinéma, art visuel s’il en est, pouvait aller au cœur des choses en les effleurant du regard, Souffle s’essouffle dans un certain didactisme et côtoie dangereusement le voyeurisme par instants. Car plus encore que le regard, c’est le spectacle qui est ici au cœur de l’œuvre. Et, en définitive, le cinéma lui-même, qui se met trop en scène pour que le film soit animé d’une respiration vraiment naturelle. La prison fonctionne en effet de manière explicite comme une mise en abyme de notre propre rapport au film. Yeong et Jin y sont les acteurs d’une pièce, d’un film, qu’observe, depuis son écran de contrôle, le chef de la sécurité. Au propre comme au figuré, puisque ce personnage, que l’on n’entendra jamais, et dont on n’apercevra, justement, que le reflet, n’est autre que Kim Ki-duk lui-même. C’est donc sous son regard qu’a lieu l’étrange rituel orchestré par Yeong à chacune de ses visites. C’est alors que le film se perd. Que penser, en effet, de ce personnage joué par le cinéaste, plein de l’autosuffisance que procure l’omnipotence, faisant preuve d’un détachement à la limite du cynisme, s’allumant nonchalamment une cigarette, posant ses pieds sur le bureau, pour assister confortablement au spectacle tragique qui se déroule sous ses yeux ? Un voyeur qui observe de haut des acteurs qu’il dirige, plutôt qu’il ne compatit à la souffrance de deux êtres. Il est étrange que ce soit précisément dans ce double de lui-même que Kim Ki-Duk se soit fourvoyé. Le problème, c’est que ce regard gène durablement le déploiement de l’émotion et brise l’empathie que le spectateur pourrait ressentir pour les personnages. Il ramène le spectateur à son propre regard, et lui pose trop explicitement la question de la dimension voyeuriste de son attitude. Non pas que cette question ne se justifie pas au cinéma, au contraire : mais elle entre ici par trop en conflit avec l’émotion que cherche à faire naître le scénario.
Elle vient par trop déjouer, aussi, la magnifique interprétation des acteurs. À peine son amant a‑t-il passé les portes de l’ersatz de paradis qu’elle lui construit que Yeong, micro en main et large sourire aux lèvres, entame à tue-tête une chanson accordée à la saison peinte sur les murs. La scène est hilarante, d’un comique irrésistible. Brusquement le comique laisse la place au tragique, et Yeong, comme sous l’effet d’une transe libératoire, fond en larmes et se met à nue devant Jin. Kim Ki-duk nous montre une fois de plus qu’il sait choisir ses acteurs. Splendide interprétation de l’actrice Zia, qui crée cette dialectique si féconde entre le réel et le jeu, entre le spectacle et la réalité, qui est le propos même du film. Car l’ensemble de l’œuvre se veut avant tout comme une ode à l’imagination, au pouvoir de la fantaisie, et donc du cinéma, non de nier le réel, mais de l’infiltrer pour le transfigurer. Et si le spectacle mis en scène par Yeong pour Jin n’est au début que papier mâché et carton pâte, l’artifice n’est pas mensonge, qui ramène le souffle vital sur les lèvres exsangues de Jin et de Yeong. Et de tout cœur, on aimerait y croire ! Mais alors que l’actrice atteint par le spectacle même à une vérité et une intensité remarquable, alors que par le jeu la vie revient en elle, le regard et le cynisme de chef de sécurité réduisent son jeu à ce qu’il n’était qu’au départ : une simple mise en scène, rien de plus. Ce personnage met trop à nu le spectacle pour qu’il puisse fonctionner comme ce qu’il est, manière d’atteindre la vérité et de transfigurer le réel. Il instaure trop de distance par rapport aux personnages pour que le spectateur puisse véritablement accorder son propre souffle au rythme de leurs émotions.
Souffle échoue là où Locataires avait réussi : car Locataires non seulement disait déjà, mais subtilement, ce pouvoir de la fantaisie et de l’image, mais il devenait le lieu même où s’opérait ce pouvoir, par la magie qu’il opérait sur notre quotidien. L’intensité du jeu des acteurs y confortait la subtilité d’un scénario qui laissait la fantaisie, le spectacle faire émerger d’eux-mêmes la vérité. Et cette vérité venait à son tour s’emparer de notre réel. Souffle semble au contraire flirter avec le didactisme, et l’on ne peut que regretter que Kim Ki-duk ait voulu se faire plus explicite, qu’il y ait mis en scène le cinéma d’une manière si évidente, quand la beauté, la vérité, et l’efficacité de son cinéma résident au contraire dans l’émergence spontané du sens au cœur de l’image.