La riche filmographie de Kim Ki-duk témoigne de sa capacité à sonder les sentiments humains avec une acuité saisissante. C’est sans doute son parcours atypique qui lui a permis d’acquérir ce regard si singulier. Il commence, forcé par ses parents, à suivre une formation dans un lycée agricole, travaille ensuite dans différentes usines, s’engage dans la marine après avoir hésité à devenir prêtre et se consacre à la peinture pour finalement écrire des scénarios puis réaliser ses premiers films. Dans ce quinzième long-métrage, on retrouve les thèmes privilégiés de ce prolifique réalisateur sud-coréen : l’impossibilité de communiquer, la haine du corps (obstacle à l’épanouissement des êtres, vecteur de souffrances), la solitude. Ce drame poétique à l’esthétique soignée, empreint de symbolisme nous conduit à tâtons dans le tortueux labyrinthe de l’âme de ses personnages révélant leurs blessures intimes, métaphore d’un pays divisé.
Jin et Ran sont étrangement liés sans pourtant ne s’être jamais rencontrés. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Ran funambule commet physiquement dans son sommeil les actes dont rêve Jin. De ce constat naît une relation mystérieuse entre ces deux êtres fragiles liés par leur inconscient.
Ce tandem chaotique évolue dans un écrin précieux où chaque élément, chaque détail concourt à faire sens. Les plans sont composés avec rigueur créant une succession de somptueux tableaux aux couleurs savamment choisies pour leur pouvoir symbolique. Ainsi on retrouve par touches successives le bleu, couleur du ciel et de la mer, qui évoque l’infini, le spirituel. Bleu turquoise du dessus-de-lit dans lequel Ran s’enfonce dans le sommeil et se fait happer par ses rêves, bleu de la lumière blafarde de son appartement. Jin est vêtu de noir alors que Ran porte de magnifiques vêtements blancs jusqu’à un certain rêve, dans lequel les rôles s’inversent. La psychologue qui décèle le somnambulisme et la corrélation entre les rêves de l’un et les actes de l’autre, et qui propose comme remède à ces deux âmes meurtries de s’unir pour guérir leur trouble, porte une robe blanche au motif noir. Elle fait la synthèse entre ces deux êtres en perdition. Tel le yin et le yang qu’arbore le drapeau de la Corée du Sud, Jin et Ran incarnent chacun une catégorie complémentaire. Leur équilibre ne peut naître que d’une union et la dynamique de ces principes engendrerait l’unité au-delà du dualisme. Mais l’inconscient fait barrage à ces deux personnages qui apparaissent l’un à l’autre masqués derrière les différents écrans qui s’interposent entre eux. Leur vision est obstruée par ces surfaces, ces filtres qui morcellent les corps, les cachant partiellement. En jouant sur cette construction biaisant la vue, il nous fait prendre conscience de la fragilité de nos perceptions en revisitant un classique de la littérature asiatique, Le Rêve du papillon de l’auteur chinois Tchouang Tseu, et creuse cette pensée en mettant en scène ce symbole tour à tour d’inconstance, d’immortalité de féminité et de métamorphose, notamment grâce au pendentif à l’effigie de ce lépidoptère que Jin trouve chez Ran et qu’elle attache à son cou.
Ce conte philosophique raconte l’histoire de Zhangzi qui s’endormit dans un jardin fleuri. Il rêva alors qu’il était un papillon qui vola jusqu’à l’épuisement et s’endormit rêvant à son tour qu’il était Zhuangzi. Zhuangzi quand il s’éveilla ne savait plus s’il avait rêvé du papillon ou si c’était le papillon qui avait rêvé de lui. En se référant à cet écrit, Kim Ki-duk questionne les mécanismes de la pensée et notre présence au monde. Les scènes rêvées sont théâtralisées avec l’ouverture systématique des portes coulissantes qui s’ouvrent sur une autre réalité. Le spectateur bascule dans un univers fantastique dans lequel les corps se meuvent au ralenti sur une musique mystérieuse. Trompés par nos sens, nous évoluons dans un monde peuplé d’illusions. En effet, le corps est un obstacle à l’accès à la sérénité et à la compréhension. En tentant de le dominer et d’aller contre leurs désirs, ses héros n’hésitent pas à entrer dans de violents processus d’automutilation, comme lorsque l’héroïne de L’Île (2000) se plante un hameçon dans le vagin. Ici les personnages, esclaves de leur corps, tentent de résister au sommeil en s’infligeant toutes sortes de supplices. L’expression de la douleur s’inscrit dans la chair au lieu de passer par l’oralité. Les dialogues sont rares, la parole se fait extrêmement discrète. Ce mutisme témoigne de l’incommunicabilité et de l’échec de la parole. Ne parvenant pas à s’exprimer oralement, Jin grave les idéogrammes au creux de ses tampons. Il dessine les sillons des caractères dans le bois, alors que Ran, en costumière avertie, coud machinalement pour lutter contre le sommeil dévastateur. Kim Ki-duk semble vouloir nous dire que l’art est le seul langage possible, l’unique échappatoire, la seule arme efficace pour lutter contre l’absurdité de l’existence. La vie et l’art sont d’ailleurs liés inextricablement dans ce drame. Les deux artistes vivent et travaillent au quotidien dans leur atelier, qui est également leur de lieu de vie. En creusant le thème de l’immatérialité, Kim Ki-duk ouvre une réflexion sur l’essence même du cinéma, cet art impalpable, qui, semblable aux songes, mime le réel.
En pénétrant dans l’appartement de Ran, situé dans un quartier historique, meublés d’antiquités, on est transporté vers une époque révolue. Évoquer grâce au décor le passé, est une manière pour Kim Ki-duk de faire état de l’histoire de son pays. Dans cette narration épurée focalisée sur ce couple maudit, le réalisateur sud-coréen dissèque avec minutie les émotions, les plaies de ses personnages. Le récit de cette union impossible renvoie à la situation géopolitique de ce territoire scindé en deux. Avec ce film sensible, le cinéaste nous communique une vision terriblement pessimiste de l’humanité, pour laquelle nulle rédemption n’est possible.