L’Arc décrit la relation ambiguë entre une jeune fille et le vieil homme qui l’a recueillie petite, et l’élève depuis lors sur son bateau, nourrissant le désir un peu fou de l’épouser pour ses dix-sept ans. Mais la jeune fille, jusqu’alors aimante et fidèle, se laisse influencer par un jeune garçon de la ville, qui l’incite à quitter le bateau et à aller découvrir la vraie vie. Quand tout est mis en péril, quand les certitudes chavirent, Kim Ki-duk est là pour filmer le trouble, la colère, la jalousie, le désir, tous ces sentiments évanescents que sa caméra saisit et transmet avec vérité et profondeur. Avec un film peut-être moins important que Locataires, Samaria ou Printemps, été, automne, hiver… et printemps, Kim Ki-duk signe néanmoins un film qui s’inscrit parfaitement dans son œuvre.
Quel plaisir, quand on suit et apprécie un cinéaste, de retrouver son univers de film en film. Quel plaisir, aussi, de découvrir un auteur et ses thèmes de prédilection. Des esprits chagrins reprochent à Kim Ki-duk de ressasser toujours les mêmes idées, de tourner en rond, tel un papi gâteux. Ces mêmes esprits chagrins devraient plutôt reconnaître la constance d’un réalisateur qui construit une œuvre et qui, au bout de douze films, continue d’explorer toutes les facettes de ses thèmes de prédilection : la place de l’homme dans la nature, ainsi que dans la société, le libre-arbitre, l’expérience et l’apprentissage de la vie, l’expiation de ses fautes.
La relation qui unit les deux personnages permet à Kim Ki-duk d’aborder tous ces thèmes, en les adaptant au lieu et à la situation. L’idée-force est ici celle d’un monde menacé par les influences extérieures. La volonté du vieil homme de garder sa bien-aimée sur le bateau ne relève pas seulement d’un désir égoïste, il veut également la préserver des influences néfastes de la société. Il veut préserver son innocence. C’est d’ailleurs à l’état de nature que l’on pense spontanément en voyant évoluer l’héroïne. L’opposition entre nature et culture n’est pas nouvelle chez Kim Ki-duk – dans Samaria, le père emmène sa fille hors de la ville pour lui faire retrouver son innocence, dans Printemps, été…, la nature est le lieu de toutes les rédemptions et de tous les apprentissages — mais prend ici une résonance particulière, puisqu’elle est véritablement incarnée par la jeune fille, symbole même de l’innocence, que l’attrait de la ville et de la société corrompt et transforme.
Le réalisateur coréen filme et même contemple ce cheminement, en divisant son film en deux parties distinctes : le temps du bonheur, sorte d’âge d’or, fait d’une tendre complicité. Le vieil homme, avec une infinie douceur, lave, soir après soir, le dos de la jeune fille. Avant de s’endormir, sa main cherche celle de la jeune fille, qui dort dans le lit du dessous, pour la caresser. Ces motifs seront ceux qui seront repris et transformés, gangrenés par la discorde, afin de montrer le désaccord qui existe désormais entre les deux personnages. Car le cinéma de Kim Ki-duk fonctionne essentiellement par symboles. S’il s’attarde sur un plan et prend le temps de montrer un geste, un regard, c’est parce que toutes les émotions s’y trouvent concentrées.
Parallèlement à cela, la mise en scène de L’Arc peut s’avérer remarquable de mobilité. Dans ce que nous pourrions appeler un huis clos maritime, l’unité de lieu n’empêche pas la caméra d’adopter une multiplicité de points de vue, de la vision éloignée du bateau voguant sur la mer, à l’espace exigu de la petite chambre des deux personnages. Tous les recoins du bateau sont explorés et ne serait-ce que pour cette maîtrise de l’espace, L’Arc est un film à retenir.
Enfin, la contemplation des visages complète cette palette de plans. La colère de la jeune fille et la jalousie du vieil homme ne s’expriment pas par des mots (nous retrouvons là le dépouillement verbal qui était déjà frappant dans Locataires) mais par les expressions des visages et des regards. Le vieil homme n’exprimera jamais verbalement son attachement pour sa protégée, ainsi que son désir qu’elle reste auprès de lui. Simplement, il arrachera des pages entières du calendrier pour que le jour des noces arrive plus vite, et il transformera les lits superposés en lit conjugal, le bonheur se lisant sur son visage.
Si la fin poétique et surréaliste fait penser à celle de Locataires, dans la dématérialisation du corps et la survivance de l’esprit, et si nous retrouvons la même petite pointe de cruauté, L’Arc n’en est pas moins un film subtil ayant ses qualités propres, ses trouvailles scénaristiques et visuelles et proposant une réflexion sur le libre-arbitre et les désirs contrariés. Une fois de plus, le cœur et l’esprit sont charmés.