Mon oncle, ce héros
Damien Ounouri a grandi dans la région de Clermont-Ferrand. À trente ans environ, il a décidé de se rendre en Algérie pour faire la connaissance de ce pays d’origine qu’il ne connaissait que par les récits de son père et de la partie manquante de sa famille. Auteur d’un film sur le cinéaste chinois Jia Zhang-ke, nous l’avions rencontré à Cannes au sujet du développement de son prochain long-métrage, Chedda. Dans les années 1960, son grand-oncle, Mohamed el-Hadi Benadouda avait fait le parcours inverse, quittant son Algérie natale pour s’installer dans le Massif central, à Montferrand. C’est là qu’il avait rejoint la section auvergnate du FLN, pour laquelle il faisait office d’homme de main. Le projet de Damien Ounouri est triple : derrière la reconstitution du portrait de sa famille éclatée depuis deux générations entre France et Algérie, il s’efforce de faire le portrait de son grand-oncle, engagé en France pour l’indépendance de son pays, tout en construisant une réflexion sur la relation conflictuelle entre les deux pays. Si la mise en jeu par le cinéaste de son propre corps et de son histoire personnelle s’avère fertile pour amorcer une réflexion sur l’écartèlement propre à la double culture, elle constitue néanmoins la limite de l’ambition historique du projet.
Sa place sur la photo
Les premiers plans de Fidaï entremêlent les paysages d’Algérie et ceux du Puy de Dôme, moyen de dire cinématographiquement combien ces deux territoires sont intriqués pour ceux dont l’histoire s’est construite de part et d’autre de la Méditerranée. Partant à la recherche de ce grand-oncle dont le récit légendaire a peuplé son enfance, Damien Ounouri tente de raconter l’aller-retour qui a amené une partie de sa famille, dont sa grand-mère, à s’installer en France, avant de le conduire, lui, enfant de l’immigration, à rechercher ses racines en Algérie.
Lors d’un tout premier voyage, le cinéaste avait filmé, en semi amateur, sa rencontre avec cette partie de sa famille qui lui était jusque là inconnue. Il intègre à son film les images de sa rencontre avec ses cousins où on le voit s’essayer aux gestes de la cuisine locale ou revêtir des tenues traditionnelles. Damien Ounouri paie de sa personne pour se tailler sa place sur la photo : cela fait-il de Fidaï un film de famille ? En partie, oui, et ce n’est pas son aspect le moins touchant. Car, presque dans tout documentaire puisant dans un sujet intime, tourner est un prétexte à réunir dans un même objet filmique les membres d’une même lignée séparés dans l’espace ou le temps. Fidaï n’échappe pas à ce désir de constituer l’album familial impossible, d’en réaliser les images manquantes.
Interroger le souvenir
Mais le film ne s’arrête pas à ce versant personnel. Dans son voyage de retour vers la France, le cinéaste embarque avec lui son grand-oncle el-Hadi en Auvergne, et le conduit sur les lieux de son passé et sur la résistance violente à laquelle il a participé. Ainsi, les lieux de l’exil passé, ce sont aussi ceux de la lutte armée et hors la loi, qui l’ont vu condamné puis expulsé du territoire français. Ce que le film parvient à produire avec force, c’est un véritable renversement des regards. En observant la guerre d’Algérie du point de vue du colonisé exilé en France, il offre un regard neuf riche en questionnements. L’utilisation de documents d’époque renvoie dos à dos la lecture de passages du « guide du fidaï », qui définit la profession de foi de ces « moudjahidin sans uniforme » et les actualités tournées par l’armée française en Algérie. Ces archives permettent de questionner l’identité d’un pays qui n’a, longtemps, eu pour images que celles créées par ses colonisateurs et auxquelles s’opposent des mots d’ordre guerriers. Le renversement est aussi palpable dans les termes : là où l’on parle de guerre d’indépendance côté français, les Algériens, eux, évoquent leur Révolution.
Mais c’est surtout l’oubli qui apparaît de façon surprenante dans les réponses faites par les Algériens qui croisent le chemin du réalisateur. Peu se souviennent ou souhaitent témoigner de cette période, et l’un d’eux traduit bien le grand paradoxe qui unit les Algériens à la France : « qui aurait cru que l’on vivrait dans ce pays alors qu’on a fait la Révolution contre eux ? ». A travers le souvenir des gestes, c’est aussi la mémoire de la naissance d’un pays qui est observée. Ainsi, la question de la légitimité du conflit est posée par la mobilité du regard du cinéaste d’un continent à l’autre, et par le cheminement à travers lequel il amène l’ex-homme de main à effectuer à nouveau dans les lieux originels les mises à morts qu’il a jadis perpétrées contre des membres du MNA, mouvement national rival du FLN.
Pourtant, cette réversibilité trouve ses limites dans un sentiment d’admiration envers son personnage parfois proche de la complaisance, ou par un manque de rigueur dans certains entretiens. On comprend, bien sûr, l’urgence qu’avait le cinéaste à faire ce film et à enregistrer le témoignage d’un homme malade pour lequel ce voyage ne pouvait plus vraiment attendre. Toutefois, lorsque le réalisateur convoque les souvenirs d’emprisonnement de son grand-oncle avec ceux de l’un des codétenus de la prison de Clermont-Ferrand, la torture est évoquée, mais de façon tellement superficielle que le procès contre l’autorité française paraît joué d’avance. Si la collusion entre l’émotion et la réflexion historique s’avère par moments relativement touchante, elle atteint ses limites dans ce types de séquences qui auraient exigé un véritable travail d’enquête. Alors que l’intrication de l’histoire personnelle du cinéaste et de l’histoire de l’Algérie constitue la force du film, et parvient par moments à faire d’el-Hadi un héros légendaire porteur de l’identité du déraciné, elle en est aussi la faiblesse, versant par moments vers une douce complaisance. Son ambition de dimension historique fait malheureusement perdre au film la force de son témoignage singulier sur la complexité des rapports en France et Algérie.