Parmi les invités de la Fabrique des cinémas du monde à Cannes (programme accompagnant des réalisateurs et producteurs de pays du Sud dans le développement de leur premier ou second long métrage), nous avons rencontré Damien Ounouri, cinéaste algérien (auteur des documentaires Fidai et Xiao Jia rentre à la maison), et Djaber Debzi, producteur au sein de Taj in Taj, structure qu’il a fondée à Alger il y a trois ans avec la comédienne Adila Bendimerad et à qui l’on doit Les Jours d’avant de Karim Moussaoui, qui connaît un franc succès en festivals. Damien et Djaber développent Chedda, une fiction que l’auteur co-écrit avec Adila Bendimerad, qui questionne la famille algérienne, dans son fonctionnement et ses contradictions, à travers le parcours d’une femme, Lamia. Jeune mère au sein d’une famille conservatrice, cette dernière lutte pour affirmer ses propres choix. Elle ne supporte plus l’inertie de son mari et le poids des traditions, et sombre dans une profonde dépression. Chedda est le nom d’un costume traditionnel lourd et encombrant que les femmes doivent porter en certaines occasions. À travers leur cas particulier, nous avons voulu faire le point sur les problématiques auxquelles font face les réalisateurs et producteurs nord-africains dans la donne actuelle.
À quel stade en est votre projet ? À quels fonds pouvez-vous faire appel ?
Damien Ounouri : On est en développement. Après plus d’un an d’écriture, nous avons une version quasi définitive que nous pouvons déposer à différents fonds : le ministère de la Culture algérien, l’aide aux cinémas du monde du CNC français, Hubert Bals Fund (Festival de Rotterdam), Sanad (Abu Dhabi), Doha, Dubai, Affak (Liban). On cherche aussi des coproducteurs dans d’autres pays pour avoir accès à des fonds auxquels on ne peut pas prétendre en tant qu’Algériens, comme nous l’avons fait avec la France (c’est notre coproducteur français qui nous permet de pouvoir demander le CNC). Nous n’avons pas obtenu les fonds arabes.
Le Moyen-Orient aide pourtant beaucoup les films maghrébins ces temps-ci, non ?
Damien Ounouri : Non, pas lors des dernières sessions. Ces dernières années en effet, beaucoup de jeunes réalisateurs algériens ont été aidés par le Moyen-Orient. Mais actuellement, nombreux sont ceux à avoir un projet en préparation et ils n’obtiennent pas d’aide. En ce moment, le Moyen-Orient aide davantage le Liban, la Palestine, la Jordanie, l’Irak, la Syrie, un peu l’Égypte. Quelque chose a changé récemment. Par exemple, Doha a ouvert ses aides aux films du monde entier alors qu’avant ce fonds ne concernait que les pays arabes. Chedda est mon second projet de long métrage. C’est difficile pour moi parce que ceux qui m’ont aidé pour mon premier film, Fidai, pensent que j’ai moins besoin d’eux maintenant que je suis lancé. Or c’est faux. J’aimerais qu’il y ait des politiques qui pérennisent ce qui a commencé à être construit.
Avez-vous eu une réponse du ministère de la Culture algérien ?
Damien Ounouri : Nous n’avons pas encore déposé le dossier, on attendait que les élections passent. La ministre a été remplacée. La nouvelle vient du cinéma, elle a un doctorat, est réalisatrice, productrice, professeur… Les choses vont peut-être bouger avec elle. La précédente est restée douze années et n’a rien remis en place de ce qui avait été détruit. Ni les écoles, ni les salles… Il faut former les gens, qu’on ait des techniciens, des professionnels. C’est difficile de toujours faire venir des techniciens et du matériel depuis l’étranger.

Djaber Debzi : Il y a des pays qui sont en crise. En Algérie, on a de l’argent mais il n’est pas utilisé judicieusement pour le cinéma, il n’y a pas de volonté politique de le développer. Il y a trois cas dans le pays : les indépendants qui cherchent des fonds, comme nous ; ceux qui, après passage en commission, reçoivent de l’argent du ministère de la Culture via le FDATIC ; et les projets directement financés par la présidence, à 100% . Ces derniers représentent énormément d’argent, ce sont des films à grands sujets, avec des personnages historiques, des révolutionnaires…
Damien Ounouri : Nous n’attendons pas cet argent algérien. On veut tourner, alors on va chercher ailleurs. Nous avons une certaine éthique dans notre façon de faire. Un fonds américain voulait nous donner de l’argent mais on s’est rendu compte que Cuba et l’Iran n’étaient pas éligibles à ce fonds-là parce qu’il y a un embargo sur ces pays de la part des États-Unis. Alors on a refusé cet argent. On ne veut pas non plus demander d’argent à Israël. Pas question de vendre son âme.
De combien d’argent avez-vous besoin ?
Damien Ounouri : Le budget réel pour tourner deux mois dans les montagnes dans les conditions qu’on veut est de l’ordre d’un million d’euros. On s’adaptera si on a moins, mais on ne fera pas trop de compromis non plus, sinon ça n’a pas de sens. Les pays arabes ont trop pris l’habitude de faire des films sans aucun argent. On peut aussi s’arranger en nature. Pour Fidai par exemple, Jia Zhang-ke m’a pris en charge la fin de la post-production. Je n’ai pas payé le mixage ni l’étalonnage, qui en France auraient coûté 150 000 euros.
Avez-vous eu des aides à l’écriture ?
Damien Ounouri : Non, nous n’avons eu ni Cinémed à Montpellier, ni Sanad à Abu Dhabi, ni Hubert Bals à Rotterdam. En ce moment, tous les pays du Sud dépendent de ces fonds-là, nous allons tous frapper aux mêmes portes donc les aides ne sont pas faciles à obtenir. Notre film parle de la petite bourgeoisie, qui est assez peu dépeinte dans le cinéma maghrébin en général, contrairement aux classes populaires. Peut-être que ça plait moins, que les commissions n’ont pas apprécié. On voulait dépeindre cette classe sociale parce que c’est l’endroit où les traditions, les protocoles, sont les plus conservés, les plus visibles. À Tlemcen où le film est situé, comme dans toutes les autres villes.
Quel était ton désir de film au départ ?
Damien Ounouri : À l’origine, je voulais faire un film contemporain, et une fiction, puisque je venais de faire un documentaire. Et je voulais travailler avec Adila. J’avais envie d’une histoire avec une femme un peu en rupture avec la société. Pas pour faire un film militant mais parce que la femme était pour moi un angle d’attaque intéressant. Même si on est dans une société patriarcale, à la maison ce sont les femmes qui nous transmettent, qui nous éduquent. Adila est à moitié originaire de Tlemcen, elle m’a parlé de ce costume, « chedda », et de femmes qui avaient fait des malaises en le portant. Il pèse 15 kilos, il faut le porter pendant trois heures, ça peut donner des vertiges. Ce costume transforme la femme en reine et en même temps il l’asphyxie.
Il est aussi question de différentes générations.
Damien Ounouri : Par la figure de la belle fille, qui est la vitrine de la famille, je voulais parler et questionner les aspirations de la jeune génération face à la tradition. Quatre générations vivent ensemble dans cette maison, qui contient un patio au centre entouré en U par les appartements. Le film est un huis clos mais cette maison est un microcosme de l’Algérie, elle contient les rapports entre homme et femme, entre générations. Le mari est un jeune patron comme il y en a beaucoup en Algérie. La décennie noire ayant créé un vide, il y a beaucoup de jeunes hommes qui ont de grosses responsabilités. Le film parle de cette femme mais aussi de la pression que ressent l’homme. Il a l’air plus libre, de ses déplacements par exemple, mais il a d’autres types de pression que la femme n’a pas. Car la famille vit grâce à lui. On ne fait pas un film accusateur mais observateur, on regarde comment les individus fonctionnent, comment la société fonctionne.

Comment travailleras-tu avec tes acteurs ? Connais-tu déjà ceux qui interprèteront les rôles principaux ?
Damien Ounouri : Comme c’est un film de famille et qu’il y a beaucoup de paroles, de vie, il faudra une complicité entre les acteurs. Pendant deux ou trois semaines on fera des ateliers avec eux. Pour que je les connaisse, que je voie ce que chacun peut m’apporter au niveau du caractère, et surtout qu’ils se connaissent. Comme en documentaire, on part d’eux et on les oriente pour jouer un personnage. Nous avons un scénario très précis mais ils pourront trouver d’autres mots. Il y aura des professionnels et des non professionnels. Le mélange fonctionne bien. L’acteur est pour moi un gros défi vu que c’est ma première fiction. Ce que nous a dit Walter Salles (parrain du Pavillon des cinémas du monde cette année) lors de sa master-class m’a beaucoup parlé. Il a commencé par le documentaire et avait peur de son passage à la fiction. Dans Carnets de voyage, il a fait jouer Gael García Bernal avec des personnes trouvées dans la rue. Les acteurs professionnels portent la scène. Dans Fidai j’ai fait ça aussi, mon grand père devenait comme un acteur, il croisait des gens et il portait les scènes. J’aurais pu faire une fiction avec Fidai, et je pourrais faire un documentaire avec Chedda.
Taj in Taj développe-t-elle d’autres films en parallèle ?
Djaber Debzi : On nous propose beaucoup de productions exécutives. On manque de temps. Nous ne sommes que deux, Adila et moi. Elle a passé un an à écrire avec Damien, entre Paris et Alger. Seul, je ne peux pas tout gérer. On vient de faire un clip sur de la musique gnawi, réalisé par Damien et dans lequel joue Adila. Un petit court métrage en fait, qui nous a permis d’apprendre à nous connaître.
Damien Ounouri : Le projet était assez ambitieux. Au lieu des trois jours de tournage habituels pour un clip, on en a fait six. On raconte une vraie histoire, avec un scénario, plein de décors. C’est une chanson d’amour qui parle d’une femme, de sa représentation dans le monde arabe, du désir, de l’érotisme, sans cliché. La musique actuelle en Algérie marche peut-être mieux que le cinéma, mais ça reste fragile car elle n’arrive pas vraiment à s’exporter, notamment en France. Notre idée était de faire voyager la musique avec un clip de qualité. On essaie de s’entre aider entre artistes de différents arts.